LETTRE ENCYCLIQUE
LUMEN FIDEI
DU SOUVERAIN PONTIFE
FRANÇOIS
AUX ÉVÊQUES
AUX PRÊTRES ET AUX DIACRES
AUX PERSONNES CONSACRÉES
ET À TOUS LES FIDÈLES LAÏCS
SUR LA FOI
LUMEN FIDEI
DU SOUVERAIN PONTIFE
FRANÇOIS
AUX ÉVÊQUES
AUX PRÊTRES ET AUX DIACRES
AUX PERSONNES CONSACRÉES
ET À TOUS LES FIDÈLES LAÏCS
SUR LA FOI
1. La
lumière de la foi (Lumen Fidei) : Par cette expression, la tradition de
l’Église a désigné le grand don apporté par Jésus, qui, dans l’Évangile de
Jean, se présente ainsi : « Moi, lumière, je suis venu dans le monde, pour que
quiconque croit en moi ne demeure pas dans les ténèbres » (Jn 12,
46). Saint Paul aussi s’exprime en ces termes : « Le Dieu qui a dit ‘Que des
ténèbres resplendisse la lumière’, est Celui qui a resplendi dans nos coeurs »
(2 Co 4, 6). Dans le monde païen, épris de lumière, s’était
développé le culte au dieu Soleil, le Sol invictus, invoqué en son
lever. Même si le soleil renaissait chaque jour, on comprenait bien qu’il était
incapable d’irradier sa lumière sur l’existence de l’homme tout entière. En
effet, le soleil n’éclaire pas tout le réel ; son rayon est incapable d’arriver
jusqu’à l’ombre de la mort, là où l’oeil humain se ferme à sa lumière. «
S’est-il trouvé un seul homme qui voulût mourir en témoignage de sa foi au
soleil ? »[1] demande
le martyr saint Justin. Conscients du grand horizon que la foi leur ouvrait,
les chrétiens appelèrent le Christ le vrai soleil, « dont les rayons donnent la
vie »[2].
À Marthe qui pleure la mort de son frère Lazare, Jésus dit : « Ne t’ai-je pas
dit que si tu crois, tu verras la gloire de Dieu ? » (Jn 11, 40).
Celui qui croit, voit ; il voit avec une lumière qui illumine tout le parcours
de la route, parce qu’elle nous vient du Christ ressuscité, étoile du matin qui
ne se couche pas.
Une lumière illusoire ?
2.
Cependant, en parlant de cette lumière de la foi, nous pouvons entendre
l’objection de tant de nos contemporains. À l’époque moderne on a pensé qu’une
telle lumière était suffisante pour les sociétés anciennes, mais qu’elle ne
servirait pas pour les temps nouveaux, pour l’homme devenu adulte, fier de sa
raison, désireux d’explorer l’avenir de façon nouvelle. En ce sens, la foi
apparaissait comme une lumière illusoire qui empêchait l’homme de cultiver
l’audace du savoir. Le jeune Nietzsche invitait sa soeur Élisabeth à se
risquer, en parcourant « de nouveaux chemins (…) dans l’incertitude de l’avancée
autonome ». Et il ajoutait : « à ce point les chemins de l’humanité se séparent
: si tu veux atteindre la paix de l’âme et le bonheur, aie donc la foi, mais si
tu veux être un disciple de la vérité, alors cherche »[3].
Le fait de croire s’opposerait au fait de chercher. À partir de là, Nietzsche
reprochera au christianisme d’avoir amoindri la portée de l’existence humaine,
en enlevant à la vie la nouveauté et l’aventure. La foi serait alors comme une
illusion de lumière qui empêche notre cheminement d’hommes libres vers
l’avenir.
3.
Dans ce processus, la foi a fini par être associée à l’obscurité. On a pensé
pouvoir la conserver, trouver pour elle un espace pour la faire cohabiter avec
la lumière de la raison. L’espace pour la foi s’ouvrait là où la raison ne
pouvait pas éclairer, là où l’homme ne pouvait plus avoir de certitudes. Alors
la foi a été comprise comme un saut dans le vide que nous accomplissons par
manque de lumière, poussés par un sentiment aveugle ; ou comme une lumière
subjective, capable peut-être de réchauffer le coeur, d’apporter une
consolation privée, mais qui ne peut se proposer aux autres comme lumière
objective et commune pour éclairer le chemin. Peu à peu, cependant, on a vu que
la lumière de la raison autonome ne réussissait pas à éclairer assez l’avenir ;
elle reste en fin de compte dans son obscurité et laisse l’homme dans la peur
de l’inconnu. Ainsi l’homme a-t-il renoncé à la recherche d’une grande lumière,
d’une grande vérité, pour se contenter des petites lumières qui éclairent
l’immédiat, mais qui sont incapables de montrer la route. Quand manque la
lumière, tout devient confus, il est impossible de distinguer le bien du mal,
la route qui conduit à destination de celle qui nous fait tourner en rond, sans
direction.
Une
lumière à redécouvrir
4.
Aussi il est urgent de récupérer le caractère particulier de lumière de la foi
parce que, lorsque sa flamme s’éteint, toutes les autres lumières finissent par
perdre leur vigueur. La lumière de la foi possède, en effet, un caractère
singulier, étant capable d’éclairer toute l’existence de
l’homme. Pour qu’une lumière soit aussi puissante, elle ne peut provenir de
nous-mêmes, elle doit venir d’une source plus originaire, elle doit venir, en
définitive, de Dieu. La foi naît de la rencontre avec le Dieu vivant, qui nous
appelle et nous révèle son amour, un amour qui nous précède et sur lequel nous
pouvons nous appuyer pour être solides et construire notre vie. Transformés par
cet amour nous recevons des yeux nouveaux, nous faisons l’expérience qu’en lui
se trouve une grande promesse de plénitude et le regard de l’avenir s’ouvre à
nous. La foi que nous recevons de Dieu comme un don surnaturel, apparaît comme
une lumière pour la route, qui oriente notre marche dans le temps. D’une part,
elle procède du passé, elle est la lumière d’une mémoire de fondation, celle de
la vie de Jésus, où s’est manifesté son amour pleinement fiable, capable de
vaincre la mort. En même temps, cependant, puisque le Christ est ressuscité et
nous attire au-delà de la mort, la foi est lumière qui vient de l’avenir, qui
entrouvre devant nous de grands horizons et nous conduit au-delà de notre « moi
» isolé vers l’ampleur de la communion. Nous comprenons alors que la foi
n’habite pas dans l’obscurité ; mais qu’elle est une lumière pour nos ténèbres.
Après avoir confessé sa foi devant saint Pierre, Dante la décrit dans La
Divine Comédie comme une « étincelle, qui se dilate, devient flamme
vive et brille en moi, comme brille l’étoile aux cieux »[4].
C’est justement de cette lumière de la foi que je voudrais parler, afin qu’elle
grandisse pour éclairer le présent jusqu’à devenir une étoile qui montre les
horizons de notre chemin, en un temps où l’homme a particulièrement besoin de
lumière.
5.
Avant sa passion, le Seigneur assurait à Pierre : « J’ai prié pour toi, afin
que ta foi ne défaille pas » (Lc 22, 32). Puis il lui a demandé d’
« affermir ses frères » dans cette même foi. Conscient de la tâche confiée au
Successeur de Pierre,Benoît XVI a voulu proclamer cette Année de la foi, un temps de grâce qui
nous aide à expérimenter la grande joie de croire, à raviver la perception de
l’ampleur des horizons que la foi entrouvre, pour la confesser dans son unité
et son intégrité, fidèles à la mémoire du Seigneur, soutenus par sa présence et
par l’action de l’Esprit Saint. La conviction d’une foi qui rend la vie grande
et pleine, centrée sur le Christ et sur la force de sa grâce, animait la
mission des premiers chrétiens. Dans les Actes des martyrs, nous lisons ce
dialogue entre le préfet romain Rusticus et le chrétien Hiérax : « Où sont tes
parents ? » demandait le juge au martyr, et celui-ci répondit : « Notre vrai
père est le Christ, et notre mère la foi en lui »[5].
Pour ces chrétiens la foi, en tant que rencontre avec le Dieu vivant manifesté
dans le Christ, était une « mère », parce qu’elle les faisait venir à la
lumière, engendrait en eux la vie divine, une nouvelle expérience, une vision
lumineuse de l’existence pour laquelle on était prêt à rendre un témoignage
public jusqu’au bout.
6. L’Année de la foi a commencé à
l’occasion du 50ème anniversaire de l’ouverture du Concile Vatican II. Cette
coïncidence nous permet de voir que Vatican II a été un Concile sur la foi,[6] en tant qu’il nous a
invités à remettre au centre de notre vie ecclésiale et personnelle le primat de
Dieu dans le Christ. L’Église, en effet, ne suppose jamais la foi comme un fait
acquis, mais elle sait que ce don de Dieu doit être nourri et renforcé pour
qu’il continue à conduire sa marche. Le Concile Vatican II a fait briller la
foi à l’intérieur de l’expérience humaine, en parcourant ainsi les routes de
l’homme d’aujourd’hui. De cette façon, a été mise en évidence la manière dont
la foi enrichit l’existence humaine dans toutes ses dimensions.
7.
Ces considérations sur la foi — en continuité avec tout ce que le Magistère de
l’Église a énoncé au sujet de cette vertu théologale[7] —
entendent s’ajouter à tout ce que Benoît XVI a écrit dans les encycliques
sur la charité et sur l’espérance. Il avait déjà pratiquement achevé
une première rédaction d’une Lettre encyclique sur la foi. Je lui en suis
profondément reconnaissant et, dans la fraternité du Christ, j’assume son
précieux travail, ajoutant au texte quelques contributions ultérieures. Le
Successeur de Pierre, hier, aujourd’hui et demain, est en effet toujours appelé
à « confirmer les frères » dans cet incommensurable trésor de la foi que Dieu
donne comme lumière sur la route de chaque homme.
Dans la
foi, vertu surnaturelle donnée par Dieu, nous reconnaissons qu’un grand Amour
nous a été offert, qu’une bonne Parole nous a été adressée et que, en
accueillant cette Parole, qui est Jésus Christ, Parole incarnée, l’Esprit Saint
nous transforme, éclaire le chemin de l’avenir et fait grandir en nous les
ailes de l’espérance pour le parcourir avec joie. Dans un admirable
entrecroisement, la foi, l’espérance et la charité constituent le dynamisme de
l’existence chrétienne vers la pleine communion avec Dieu. Comment est-elle
cette route que la foi entrouvre devant nous ? D’où vient sa puissante lumière
qui permet d’éclairer le chemin d’une vie réussie et féconde, pleine de fruits
?
PREMIER CHAPITRE
NOUS AVONS CRU EN L’AMOUR
(cf. 1 Jn 4, 16)
NOUS AVONS CRU EN L’AMOUR
(cf. 1 Jn 4, 16)
Abraham,
notre père dans la foi
8. La
foi nous ouvre le chemin et accompagne nos pas dans l’histoire. C’est pourquoi,
si nous voulons comprendre ce qu’est la foi, nous devons raconter son parcours,
la route des hommes croyants, dont témoigne en premier lieu l’Ancien Testament.
Une place particulière revient à Abraham, notre père dans la foi. Dans sa vie
se produit un fait bouleversant : Dieu lui adresse la Parole, il se révèle
comme un Dieu qui parle et qui l’appelle par son nom. La foi est liée à
l’écoute. Abraham ne voit pas Dieu, mais il entend sa voix. De cette façon la
foi prend un caractère personnel. Dieu se trouve être ainsi non le Dieu d’un
lieu, et pas même le Dieu lié à un temps sacré spécifique, mais le Dieu d’une
personne, précisément le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, capable d’entrer
en contact avec l’homme et d’établir une alliance avec lui. La foi est la
réponse à une Parole qui interpelle personnellement, à un Toi qui nous appelle
par notre nom.
9.
Cette Parole dite à Abraham est un appel et une promesse. Elle est avant tout
appel à sortir de sa propre terre, invitation à s’ouvrir à une vie nouvelle,
commencement d’un exode qui le conduit vers un avenir insoupçonné. La vision
que la foi donnera à Abraham sera tou jours jointe à ce pas en avant à
accomplir. La foi « voit » dans la mesure où Abraham marche, où il entre dans
l’espace ouvert par la Parole de Dieu. Cette parole contient en outre une
promesse : ta descendance sera nombreuse, tu seras le père d’un grand peuple
(cf. Gn 13, 16 ; 15, 5 ; 22, 17). Il est vrai qu’en tant que
réponse à une Parole qui précède, la foi d’Abraham sera toujours un acte de
mémoire. Toutefois cette mémoire ne fixe pas dans le passé mais, étant mémoire
d’une promesse, elle devient capable d’ouvrir vers l’avenir, d’éclairer les pas
au long de la route. On voit ainsi comment la foi, en tant que mémoire de
l’avenir, memoria futuri, est étroitement liée à l’espérance.
10.
Il est demandé à Abraham de faire confiance à cette Parole. La foi comprend que
la Parole — une réalité apparemment éphémère et passagère quand elle est
prononcée par le Dieu fidèle — devient ce qui peut exister de plus sûr et de
plus inébranlable, ce qui rend possible la continuité de notre chemin dans le
temps. La foi accueille cette Parole comme un roc sûr, des fondations solides
sur lesquelles on peut édifier. C’est pourquoi dans la Bible la foi est
désignée par la parole hébraïque ‘emûnah, dérivée du verbe ‘amàn,
qui dans sa racine signifie « soutenir ». Le terme‘emûnah peut
signifier soit la fidélité de Dieu, soit la foi de l’homme. L’homme fidèle
reçoit la force de se confier entre les mains du Dieu fidèle. En jouant sur les
deux significations du mot — que nous trouvons aussi dans les termes
correspondants en grec (pistós) et latin (fidelis) —, saint
Cyrille de Jérusalem exaltera la dignité du chrétien, qui reçoit le nom même de
Dieu : les deux sont appelés « fidèles »[8].
Saint Augustin l’expliquera ainsi : « L’homme est fidèle quand il croit aux
promesses que Dieu lui fait ; Dieu est fidèle quand il donne à l’homme ce qu’il
lui a promis »[9].
11.
Un dernier aspect de l’histoire d’Abraham est important pour comprendre sa foi.
La Parole de Dieu, même si elle apporte avec elle nouveauté et surprise, ne se
trouve en rien étrangère à l’expérience du Patriarche. Dans la voix qui
s’adresse à lui, Abraham reconnaît un appel profond, inscrit depuis toujours au
coeur de son être. Dieu associe sa promesse à ce « lieu » où l’existence de
l’homme se montre depuis toujours prometteuse : la paternité, la génération
d’une vie nouvelle - « Ta femme Sara te donnera un fils, tu l’appelleras Isaac
» (Gn 17, 19). Ce Dieu qui demande à Abraham de lui faire
totalement confiance se révèle comme la source dont provient toute vie. De
cette façon, la foi se rattache à la Paternité de Dieu de laquelle jaillit la
création : le Dieu qui appelle Abraham est le Dieu créateur, celui qui «
appelle le néant à l’existence » (Rm 4, 17), celui qui « nous a
élus en lui, dès avant la fondation du monde … déterminant d’avance que nous
serions pour Lui des fils adoptifs » (Ep 1, 4-5). Pour Abraham la
foi en Dieu éclaire les racines les plus profondes de son être, lui permet de
reconnaître la source de bonté qui est à l’origine de toutes choses, et de
confirmer que sa vie ne procède pas du néant ou du hasard, mais d’un appel et
d’un amour personnels. Le Dieu mystérieux qui l’a appelé n’est pas un Dieu
étranger, mais celui qui est l’origine de tout, et qui soutient tout. La grande
épreuve de la foi d’Abraham, le sacrifice de son fils Isaac, montrera jusqu’à
quel point cet amour originaire est capable de garantir la vie même au-delà de
la mort. La Parole qui a été capable de susciter un fils dans son corps « comme
mort » et « dans le sein mort » de la stérile Sara (cf. Rm 4,
19), sera aussi capable de garantir la promesse d’un avenir au-delà de toute
menace ou danger (cf. He 11, 19 ; Rm 4, 21).
La foi
d’Israël
12.
L’histoire du peuple d’Israël, dans le livre de l’Exode, se poursuit dans le
sillage de la foi d’Abraham. La foi naît de nouveau d’un don originaire :
Israël s’ouvre à l’action de Dieu qui veut le libérer de sa misère. La foi est
appelée à un long cheminement pour pouvoir adorer le Seigneur sur le Sinaï et
hériter d’une terre promise. L’amour divin possède les traits du père qui
soutient son fils au long du chemin (cf. Dt 1, 31). La
confession de foi d’Israël se développe comme un récit des bienfaits de Dieu,
de son action pour libérer et guider le peuple (cf. Dt 26,
5-11), récit que le peuple transmet de génération en génération. La lumière de
Dieu brille pour Israël à travers la mémoire des faits opérés par le Seigneur,
rappelés et confessés dans le culte, transmis de père en fils. Nous apprenons
ainsi que la lumière apportée par la foi est liée au récit concret de la vie,
au souvenir reconnaissant des bienfaits de Dieu et à l’accomplissement
progressif de ses promesses. L’architecture gothique l’a très bien exprimé :
dans les grandes cathédrales la lumière arrive du ciel à travers les vitraux où
est représentée l’histoire sacrée. La lumière de Dieu nous parvient à travers
le récit de sa révélation, et ainsi elle est capable d’éclairer notre chemin
dans le temps, rappelant les bienfaits divins, indiquant comment
s’accomplissent ses promesses.
13.
L’histoire d’Israël nous montre encore la tentation de l’incrédulité à laquelle
le peuple a succombé plusieurs fois. L’idolâtrie apparaît ici comme l’opposé de
la foi. Alors que Moïse parle avec Dieu sur le Sinaï, le peuple ne supporte pas
le mystère du visage divin caché ; il ne supporte pas le temps de l’attente.
Par sa nature, la foi demande de renoncer à la possession immédiate que la
vision semble offrir, c’est une invitation à s’ouvrir à la source de la
lumière, respectant le mystère propre d’un Visage, qui entend se révéler de
façon personnelle et en temps opportun. Martin Buber citait cette définition de
l’idolâtrie proposée par le rabbin de Kock : il y a idolâtrie « quand un visage
se tourne respectueusement vers un visage qui n’est pas un visage »[10].
Au lieu de la foi en Dieu on préfère adorer l’idole, dont on peut fixer le
visage, dont l’origine est connue parce qu’elle est notre oeuvre. Devant
l’idole on ne court pas le risque d’un appel qui fasse sortir de ses propres
sécurités, parce que les idoles « ont une bouche et ne parlent pas » (Ps 115,
5). Nous comprenons alors que l’idole est un prétexte pour se placer soi-même
au centre de la réalité, dans l’adoration de l’oeuvre de ses propres mains. Une
fois perdue l’orientation fondamentale qui donne unité à son existence, l’homme
se disperse dans la multiplicité de ses désirs. Se refusant à attendre le temps
de la promesse, il se désintègre dans les mille instants de son histoire. Pour
cela l’idolâtrie est toujours un polythéisme, un mouvement sans but qui va d’un
seigneur à l’autre. L’idolâtrie n’offre pas un chemin, mais une multiplicité de
sentiers, qui ne conduisent pas à un but certain et qui prennent plutôt
l’aspect d’un labyrinthe. Celui qui ne veut pas faire confiance à Dieu doit
écouter les voix des nombreuses idoles qui lui crient : « Fais-moi confiance !
». Dans la mesure où la foi est liée à la conversion, elle est l’opposé de
l’idolâtrie ; elle est une rupture avec les idoles pour revenir au Dieu vivant,
au moyen d’une rencontre personnelle. Croire signifie s’en remettre à un amour
miséricordieux qui accueille toujours et pardonne, soutient et oriente
l’existence, et qui se montre puissant dans sa capacité de redresser les
déformations de notre histoire. La foi consiste dans la disponibilité à se
laisser transformer toujours de nouveau par l’appel de Dieu. Voilà le paradoxe
: en se tournant continuellement vers le Seigneur, l’homme trouve une route
stable qui le libère du mouvement de dispersion auquel les idoles le
soumettent.
14.
Dans la foi d’Israël apparaît aussi la figure de Moïse, le médiateur. Le peuple
ne peut pas voir le visage de Dieu ; c’est Moïse qui parle avec YHWH sur la
montagne et qui rapporte à tous la volonté du Seigneur. Avec cette présence du
médiateur, Israël a appris à marcher en étant uni. L’acte de foi de chacun s’insère
dans celui d’une communauté, dans le « nous » commun du peuple qui, dans la
foi, est comme un seul homme, « mon fils premier-né » comme Dieu appellera
Israël tout entier (cf. Ex 4, 22). La médiation ne devient pas
ici un obstacle, mais une ouverture : dans la rencontre avec les autres, le
regard s’ouvre à une vérité plus grande que nous-mêmes. J.J. Rousseau se
plaignait de ne pas pouvoir voir Dieu personnellement : « Que d’hommes entre
Dieu et moi ! »[11]; « Est-ce aussi simple et
naturel que Dieu ait été chercher Moïse pour parler à Jean-Jacques Rousseau ? »[12]. À partir d’une conception
individualiste et limitée de la connaissance, on ne peut comprendre le sens de
la médiation, — cette capacité à participer à la vision de l’autre, ce savoir
partagé qui est le savoir propre de l’amour. La foi est un don gratuit de Dieu
qui demande l’humilité et le courage d’avoir confiance et de faire confiance,
afin de voir le chemin lumineux de la rencontre entre Dieu et les hommes,
l’histoire du salut.
La
plénitude de la foi chrétienne
15. «
Abraham (…) exulta à la pensée qu’il verrait mon Jour. Il l’a vu et fut dans la
joie » (Jn 8, 56). Selon ces paroles de Jésus, la foi d’Abraham
était dirigée vers lui, elle était, en un sens, une vision anticipée de son
mystère. Ainsi le comprend saint Augustin, quand il affirme que les Patriarches
se sauveront par la foi, non la foi dans le Christ déjà venu, mais la foi dans
le Christ qui allait venir, foi tendue vers l’événement futur de Jésus[13]. La foi chrétienne est centrée
sur le Christ, elle est confession que Jésus est le Seigneur et que Dieu l’a
ressuscité des morts (cf. Rm 10, 9). Toutes les lignes de
l’Ancien Testament se rassemblent dans le Christ. Il devient le « oui »
définitif à toutes les promesses, le fondement de notre « Amen » final à Dieu
(cf. 2 Co 1, 20). L’histoire de Jésus est la pleine
manifestation de la fiabilité de Dieu. Si Israël rappelait les grands actes
d’amour de Dieu, qui formaient le centre de sa confession et ouvraient le
regard de sa foi, désormais la vie de Jésus apparaît comme le lieu de
l’intervention définitive de Dieu, la manifestation suprême de son amour pour
nous. La parole que Dieu nous adresse en Jésus n’est pas une parole
supplémentaire parmi tant d’autres, mais sa Parole éternelle (cf. He 1,
1-2). Il n’y a pas de garantie plus grande que Dieu puisse donner pour nous
assurer de son amour, comme nous le rappelle saint Paul (cf. Rm 8,
31-39). La foi chrétienne est donc foi dans le plein Amour, dans son pouvoir
efficace, dans sa capacité de transformer le monde et d’illuminer le temps. «
Nous avons reconnu l’amour que Dieu a pour nous, et nous y avons cru » (1 Jn 4,
16). La foi saisit, dans l’amour de Dieu manifesté en Jésus, le fondement sur
lequel s’appuient la réalité et sa destination ultime.
16.
La preuve la plus grande de la fiabilité de l’amour du Christ se trouve dans sa
mort pour l’homme. Si donner sa vie pour ses amis est la plus grande preuve
d’amour (cf. Jn 15, 13), Jésus a offert la sienne pour tous,
même pour ceux qui étaient des ennemis, pour transformer leur coeur. Voilà
pourquoi, selon les évangélistes, le regard de foi culmine à l’heure de la
Croix, heure en laquelle resplendissent la grandeur et l’ampleur de l’amour
divin. Saint Jean place ici son témoignage solennel quand, avec la Mère de
Jésus, il contempla celui qu’ils ont transpercé (cf. Jn 19,
37). « Celui qui a vu rend témoignage — son témoignage est véritable, et
celui-là sait qu’il dit vrai — pour que vous aussi vous croyiez » (Jn 19,
35). F. M. Dostoïevski, dans son oeuvre L’idiot, fait dire au
protagoniste, le prince Mychkine, à la vue du tableau du Christ mort au
sépulcre, oeuvre de Hans Holbein le Jeune : « En regardant ce tableau un croyant
peut perdre la foi »[14].
La peinture représente en effet, de façon très crue, les effets destructeurs de
la mort sur le corps du Christ. Toutefois, c’est justement dans la
contemplation de la mort de Jésus que la foi se renforce et reçoit une lumière
éclatante, quand elle se révèle comme foi dans son amour inébranlable pour
nous, amour qui est capable d’entrer dans la mort pour nous sauver. Il est
possible de croire dans cet amour, qui ne s’est pas soustrait à la mort pour
manifester combien il m’aime ; sa totalité l’emporte sur tout soupçon et nous
permet de nous confier pleinement au Christ.
17.
Maintenant, à la lumière de sa Résurrection, la mort du Christ dévoile la
fiabilité totale de l’amour de Dieu. En tant que ressuscité, le Christ est
témoin fiable, digne de foi (cf. Ap 1, 5 ; He 2,
17), appui solide pour notre foi. « Si le Christ n’est pas ressuscité, vaine
est votre foi ! », affirme saint Paul (1 Co 15, 17). Si l’amour du
Père n’avait pas fait ressusciter Jésus d’entre les morts, s’il n’avait pas pu
redonner vie à son corps, alors il ne serait pas un amour pleinement fiable,
capable d’illuminer également les ténèbres de la mort. Quand saint Paul parle
de sa nouvelle vie dans le Christ, il se réfère à « la foi au Fils de Dieu qui
m’a aimé et s’est livré pour moi » (Ga 2, 20). Cette « foi au Fils
de Dieu » est certainement la foi de l’Apôtre des gentils en Jésus, mais elle
suppose aussi la fiabilité de Jésus, qui se fonde, oui, dans son amour jusqu’à
la mort, mais aussi dans son être Fils de Dieu. Justement parce que Jésus est
le Fils, parce qu’il est absolument enraciné dans le Père, il a pu vaincre la
mort et faire resplendir la plénitude de la vie. Notre culture a perdu la
perception de cette présence concrète de Dieu, de son action dans le monde.
Nous pensons que Dieu se trouve seulement au-delà, à un autre niveau de
réalité, séparé de nos relations concrètes. Mais s’il en était ainsi, si Dieu
était incapable d’agir dans le monde, son amour ne serait pas vraiment
puissant, vraiment réel, et il ne serait donc pas même un véritable amour,
capable d’accomplir le bonheur qu’il promet. Croire ou ne pas croire en lui
serait alors tout à fait indifférent. Les chrétiens, au contraire, confessent
l’amour concret et puissant de Dieu, qui agit vraiment dans l’histoire et en
détermine le destin final, amour que l’on peut rencontrer, qui s’est pleinement
révélé dans la Passion, Mort et Résurrection du Christ.
18. La
plénitude où Jésus porte la foi a un autre aspect déterminant. Dans la foi, le
Christ n’est pas seulement celui en qui nous croyons — la manifestation la plus
grande de l’amour de Dieu — ,mais aussi celui auquel nous nous unissons pour
pouvoir croire. La foi non seulement regarde vers Jésus, mais regarde du point
de vue de Jésus, avec ses yeux : elle est une participation à sa façon de voir.
Dans de nombreux domaines de la vie, nous faisons confiance à d’autres
personnes qui ont des meilleures connaissances que nous. Nous avons confiance
dans l’architecte qui construit notre maison, dans le pharmacien qui nous
présente le médicament pour la guérison, dans l’avocat qui nous défend au
tribunal. Nous avons également besoin de quelqu’un qui soit digne de confiance
et expert dans les choses de Dieu. Jésus, son Fils, se présente comme celui qui
nous explique Dieu (cf. Jn 1, 18). La vie du Christ, sa façon
de connaître le Père, de vivre totalement en relation avec lui, ouvre un nouvel
espace à l’expérience humaine et nous pouvons y entrer. Saint Jean a exprimé
l’importance de la relation personnelle avec Jésus pour notre foi à travers
divers usages du verbe croire. Avec le « croire que » ce que Jésus
nous dit est vrai (cf. Jn 14, 10 ; 20, 31), Jean utilise aussi
les locutions « croire à » Jésus et « croire en » Jésus. « Nous croyons à »
Jésus, quand nous acceptons sa Parole, son témoignage, parce qu’il est
véridique (cf. Jn 6, 30). « Nous croyons en » Jésus, quand
nous l’accueillons personnellement dans notre vie et nous nous en remettons à
lui, adhérant à lui dans l’amour et le suivant au long du chemin (cf. Jn 2,
11 ; 6, 47 ; 12, 44).
Pour
nous permettre de le connaître, de l’accueillir et de le suivre, le Fils de
Dieu a pris notre chair, et ainsi sa vision du Père a eu lieu aussi de façon
humaine, à travers une marche et un parcours dans le temps. La foi chrétienne
est foi en l’Incarnation du Verbe et en sa Résurrection dans la chair, foi en
un Dieu qui s’est fait si proche qu’il est entré dans notre histoire. La foi
dans le Fils de Dieu fait homme en Jésus de Nazareth, ne nous sépare pas de la
réalité, mais nous permet d’accueillir son sens le plus profond, de découvrir
combien Dieu aime ce monde et l’oriente sans cesse vers lui ; et cela amène le
chrétien à s’engager, à vivre de manière encore plus intense sa marche sur la
terre.
Le
salut par la foi
19.
À partir de cette participation à la façon de voir de Jésus, l’apôtre Paul nous
a laissé dans ses écrits une description de l’existence croyante. Celui qui
croit, en acceptant le don de la foi, est transformé en une créature nouvelle.
Il reçoit un nouvel être, un être filial ; il devient fils dans le Fils. «
Abba, Père » est la parole la plus caractéristique de l’expérience de Jésus,
qui devient centre de l’expérience chrétienne (cf. Rm 8, 15).
La vie dans la foi, en tant qu’existence filiale, est une reconnaissance du don
originaire et radical qui est à la base de l’existence de l’homme, et peut se
résumer dans la phrase de saint Paul aux Corinthiens : « Qu’as-tu que tu n’aies
reçu ? » (1 Co 4, 7). C’est justement ici que se place le coeur de
la polémique de saint Paul avec les pharisiens, la discussion sur le salut par
la foi ou par les oeuvres de la loi. Ce que saint Paul refuse, c’est l’attitude
de celui qui veut se justifier lui-même devant Dieu par l’intermédiaire de son
propre agir. Une telle personne, même quand elle obéit aux commandements, même
quand elle fait de bonnes oeuvres, se met elle-même au centre, et elle ne
reconnaît pas que l’origine de la bonté est Dieu. Celui qui agit ainsi, qui
veut être source de sa propre justice, la voit vite se tarir et découvre qu’il
ne peut même pas se maintenir dans la fidélité à la loi. Il s’enferme,
s’isolant ainsi du Seigneur et des autres, et en conséquence sa vie est rendue
vaine, ses oeuvres stériles comme un arbre loin de l’eau. Saint Augustin
s’exprime ainsi dans son langage concis et efficace : « Ab eo qui fecit
te noli deficere nec ad te », « de celui qui t’a fait, ne t’éloigne
pas, même pour aller vers toi »[15].
Quand l’homme pense qu’en s’éloignant de Dieu il se trouvera lui-même, son
existence échoue (cf. Lc 15, 11-24). Le commencement du salut
est l’ouverture à quelque chose qui précède, à un don originaire qui affirme la
vie et conserve dans l’existence. C’est seulement dans notre ouverture à cette
origine et dans le fait de la reconnaître qu’il est possible d’être
transformés, en laissant le salut opérer en nous et rendre féconde notre vie,
pleine de bons fruits. Le salut par la foi consiste dans la reconnaissance du
primat du don de Dieu, comme le résume saint Paul : « Car c’est bien par la
grâce que vous êtes sauvés, moyennant la foi. Ce salut ne vient pas de vous, il
est un don de Dieu » (Ep 2, 8).
20. La
nouvelle logique de la foi est centrée sur le Christ. La foi dans le Christ
nous sauve parce que c’est en lui que la vie s’ouvre radicalement à un Amour
qui nous précède et nous transforme de l’intérieur, qui agit en nous et avec
nous. Cela apparaît avec clarté dans l’exégèse que l’Apôtre des gentils fait
d’un texte du Deutéronome, exégèse qui s’insère dans la dynamique la plus
profonde de l’Ancien Testament. Moïse dit au peuple que le commandement de Dieu
n’est pas trop haut ni trop loin de l’homme. On ne doit pas dire : « Qui
montera au ciel pour nous le chercher ? » ou « Qui ira pour nous au-delà des
mers nous le chercher ? » (cf. Dt 30, 11-14). Cette proximité
de la parole de Dieu est interprétée par Paul comme renvoyant à la présence du
Christ dans le chrétien. « Ne dis pas dans ton coeur : Qui montera au ciel ?
Entends : pour en faire descendre le Christ ; ou bien : Qui descendra dans
l’abîme ? Entends : pour faire remonter le Christ de chez les morts » (Rm 10,
6-7). Le Christ est descendu sur la terre et il est ressuscité des morts ; par
son Incarnation et sa Résurrection, le Fils de Dieu a embrassé toute la marche
de l’homme et demeure dans nos coeurs par l’Esprit Saint. La foi sait que Dieu
s’est fait tout proche de nous, que le Christ est un grand don qui nous a été
fait, don qui nous transforme intérieurement, nous habite, et ainsi nous donne
la lumière qui éclaire l’origine et la fin de la vie, tout l’espace de la
marche de l’homme.
21.
Nous pouvons ainsi comprendre la nouveauté à laquelle la foi nous conduit. Le
croyant est transformé par l’Amour, auquel il s’est ouvert dans la foi, et dans
son ouverture à cet Amour qui lui est offert, son existence se dilate au-delà
de lui-même. Saint Paul peut affirmer : « Ce n’est plus moi qui vis, mais le
Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20), et exhorter : « Que le Christ
habite en vos coeurs par la foi ! » (Ep 3, 17). Dans la foi, le «
moi » du croyant grandit pour être habité par un Autre, pour vivre dans un
Autre, et ainsi sa vie s’élargit dans l’Amour. Là se situe l’action propre de
l’Esprit Saint. Le chrétien peut avoir les yeux de Jésus, ses sentiments, sa
disposition filiale, parce qu’il est rendu participant à son Amour, qui est
l’Esprit. C’est dans cet Amour que se reçoit en quelque sorte la vision propre
de Jésus. Hors de cette conformation dans l’Amour, hors de la présence de
l’Esprit qui le répand dans nos coeurs (cf. Rm 5, 5), il est
impossible de confesser Jésus comme Seigneur (cf. 1 Co 12, 3).
La forme ecclésiale de la foi
22.
De cette manière, l’existence croyante devient existence ecclésiale. Quand
saint Paul parle aux chrétiens de Rome de ce corps unique que sont tous les
croyants dans le Christ, il les exhorte à ne pas se vanter ; chacun doit au
contraire s’estimer « selon le degré de foi que Dieu lui a départi » (Rm 12,
3). Le croyant apprend à se voir lui-même à partir de la foi qu’il professe. La
figure du Christ est le miroir où se découvre sa propre image réalisée. Et
comme le Christ embrasse en lui tous les croyants, qui forment son corps, le
chrétien se comprend lui-même dans ce corps, en relation originaire au Christ
et aux frères dans la foi. L’image du corps ne veut pas réduire le croyant à
une simple partie d’un tout anonyme, à un simple élément d’un grand rouage,
mais veut souligner plutôt l’union vitale du Christ aux croyants et de tous les
croyants entre eux (cf. Rm 12, 4-5). Les chrétiens sont « un »
(cf. Ga 3, 28), sans perdre leur individualité, et, dans le
service des autres, chacun rejoint le plus profond de son être. On comprend
alors pourquoi hors de ce corps, de cette unité de l’Église dans le Christ, de
cette Église qui — selon les paroles de Guardini — « est la porteuse historique
du regard plénier du Christ sur le monde »[16],
la foi perd sa « mesure », ne trouve plus son équilibre, l’espace nécessaire
pour se tenir debout. La foi a une forme nécessairement ecclésiale, elle se
confesse de l’intérieur du corps du Christ, comme communion concrète des
croyants. C’est de ce lieu ecclésial qu’elle ouvre chaque chrétien vers tous
les hommes. La parole du Christ, une fois écoutée, et par son dynamisme même,
se transforme dans le chrétien en réponse, et devient elle-même parole
prononcée, confession de foi. Saint Paul affirme qu’avec le coeur, on croit, et
avec la bouche on fait profession de foi (cf. Rm 10, 10). La
foi n’est pas un fait privé, une conception individualiste, une opinion
subjective, mais elle naît d’une écoute et elle est destinée à être prononcée
et à devenir annonce. En effet, « comment croire sans d’abord l’entendre ? et
comment entendre sans quelqu’un qui proclame ? » (Rm 10, 14). La
foi se fait alors opérante dans le chrétien à partir du don reçu, de l’Amour
qui attire de l’intérieur vers le Christ (cf. Ga 5, 6), et rend
participants de la marche de l’Église, pèlerine dans l’histoire vers son
accomplissement. Pour celui qui, en ce monde, a été transformé, s’ouvre une
nouvelle façon de voir, la foi devient lumière pour ses yeux.
DEUXIÈME CHAPITRE
SI VOUS NE CROYEZ PAS,
VOUS NE COMPRENDREZ PAS
(cf. Is 7, 9)
VOUS NE COMPRENDREZ PAS
(cf. Is 7, 9)
Foi et
vérité
23.
Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas (cf. Is 7, 9).
La version grecque de la Bible hébraïque, la traduction des Septante faite à
Alexandrie d’Égypte, traduisait ainsi les paroles du prophète Isaïe au roi
Achaz. La question de la connaissance de la vérité était mise de cette manière
au coeur de la foi. Toutefois, dans le texte hébraïque, nous lisons autre
chose. Là, le prophète dit au roi : « Si vous ne croyez pas, vous ne pourrez
pas tenir ». Il y a ici un jeu de paroles fait avec deux formes du verbe ’amàn :
« vous croyez » (ta’aminu), et « vous pourrez tenir » (ta’amenu).
Effrayé par la puissance de ses ennemis, le roi cherche la sécurité que peut
lui donner une alliance avec le grand empire d’Assyrie. Le prophète, alors,
l’invite à s’appuyer seulement sur le vrai rocher qui ne vacille pas, le Dieu
d’Israël. Puisque Dieu est fiable, il est raisonnable d’avoir foi en lui, de
construire sa propre sécurité sur sa Parole. C’est lui le Dieu qu’Isaïe
appellera plus loin, par deux fois, « le Dieu de l’Amen » (Cf. Is 65,
16), fondement inébranlable de fidélité à l’alliance. On pourrait penser que la
version grecque de la Bible, en traduisant « tenir ferme » par « comprendre »,
ait opéré un changement profond du texte, en passant de la notion biblique de
confiance en Dieu à la notion grecque de compréhension. Pourtant, cette
traduction, qui acceptait certainement le dialogue avec la culture hellénique,
ne méconnaissait pas la dynamique profonde du texte hébraïque. La fermeté
promise par Isaïe au roi passe, en effet, par la compréhension de l’agir de
Dieu et de l’unité qu’il donne à la vie de l’homme et à l’histoire du peuple.
Le prophète exhorte à comprendre les voies du Seigneur, en trouvant dans la
fidélité de Dieu le dessein de sagesse qui gouverne les siècles. Saint Augustin
a exprimé la synthèse du « fait de comprendre » et du « fait d’être ferme »
dans sesConfessions, quand il parle de la vérité, à laquelle l’on peut
se fier afin de pouvoir rester debout : « (…) en vous, [Seigneur], dans votre
vérité (…) je serai ferme et stable »[17].
À partir du contexte, nous savons que saint Augustin veut indiquer comment
cette vérité fiable de Dieu est sa présence fidèle dans l’histoire, sa capacité
de tenir ensemble les temps, en réunissant la dispersion des jours de l’homme,
comme cela émerge dans la Bible[18].
24.
Lu sous cet angle, le texte d’Isaïe porte à une conclusion : l’homme a besoin
de connaissance, il a besoin de vérité, car sans elle, il ne se maintient pas,
il n’avance pas. La foi, sans la vérité, ne sauve pas, ne rend pas sûrs nos
pas. Elle reste un beau conte, la projection de nos désirs de bonheur, quelque
chose qui nous satisfait seulement dans la mesure où nous voulons nous leurrer.
Ou bien elle se réduit à un beau sentiment, qui console et réchauffe, mais qui
reste lié à nos états d’âme, à la variabilité des temps, incapable de soutenir
une marche constante dans notre vie. Si la foi était ainsi, le roi Achaz aurait
eu raison de ne pas miser la vie et la sécurité de son royaume sur une émotion.
Par son lien intrinsèque avec la vérité, la foi est capable d’offrir une
lumière nouvelle, supérieure aux calculs du roi, parce qu’elle voit plus loin,
parce qu’elle comprend l’agir de Dieu, fidèle à son alliance et à ses promesses.
25.
Justement à cause de la crise de la vérité dans laquelle nous vivons, il est
aujourd’hui plus que jamais nécessaire de rappeler la connexion de la foi avec
la vérité. Dans la culture contemporaine, on tend souvent à accepter comme
vérité seulement la vérité de la technologie : est vrai ce que l’homme réussit
à construire et à mesurer grâce à sa science, vrai parce que cela fonctionne,
rendant ainsi la vie plus confortable et plus aisée. Cette vérité semble
aujourd’hui l’unique vérité certaine, l’unique qui puisse être partagée avec
les autres, l’unique sur laquelle on peut discuter et dans laquelle on peut
s’engager ensemble. D’autre part, il y aurait ensuite les vérités de chacun,
qui consistent dans le fait d’être authentiques face à ce que chacun ressent
dans son intériorité, vérités valables seulement pour l’individu et qui ne
peuvent pas être proposées aux autres avec la prétention de servir le bien
commun. La grande vérité, la vérité qui explique l’ensemble de la vie
personnelle et sociale, est regardée avec suspicion. N’a-t-elle pas été
peut-être — on se le demande — la vérité voulue par les grands totalitarismes
du siècle dernier, une vérité qui imposait sa conception globale pour écraser
l’histoire concrète de chacun ? Il reste alors seulement un relativisme dans
lequel la question sur la vérité de la totalité, qui au fond est aussi une
question sur Dieu, n’intéresse plus. Il est logique, dans cette perspective,
que l’on veuille éliminer la connexion de la religion avec la vérité, car ce lien
serait la racine du fanatisme, qui cherche à écraser celui qui ne partage pas
la même croyance. Nous pouvons parler, à ce sujet, d’un grand oubli dans notre
monde contemporain. La question sur la vérité est, en effet, une question de
mémoire, de mémoire profonde, car elle s’adresse à ce qui nous précède et, de
cette manière, elle peut réussir à nous unir au-delà de notre « moi » petit et
limité. C’est une question sur l’origine du tout, à la lumière de laquelle on
peut voir la destination et ainsi aussi le sens de la route commune.
Connaissance
de la vérité et amour
26. Dans
cette situation, la foi chrétienne peut-elle offrir un service au bien commun
sur la manière juste de comprendre la vérité ? Pour y répondre, il est
nécessaire de réfléchir sur le type de connaissance propre à la foi. Une
expression de saint Paul peut y aider, quand il affirme : « croire dans le
coeur » (cf. Rm 10, 10). Le coeur, dans la Bible, est le
centre de l’homme, le lieu où s’entrecroisent toutes ses dimensions : le corps
et l’esprit ; l’intériorité de la personne et son ouverture au monde et aux
autres ; l’intellect, le vouloir, l’affectivité. Eh bien, si le coeur est
capable d’unir ces dimensions, c’est parce qu’il est le lieu où nous nous
ouvrons à la vérité et à l’amour, et où nous nous laissons toucher et
transformer profondément par eux. La foi transforme la personne toute entière,
dans la mesure où elle s’ouvre à l’amour. C’est dans cet entrecroisement de la
foi avec l’amour que l’on comprend la forme de connaissance propre à la foi, sa
force de conviction, sa capacité d’éclairer nos pas. La foi connaît dans la
mesure où elle est liée à l’amour, dans la mesure où l’amour même porte une
lumière. La compréhension de la foi est celle qui naît lorsque nous recevons le
grand amour de Dieu qui nous transforme intérieurement et nous donne des yeux nouveaux
pour voir la réalité.
27.
La manière dont le philosophe Ludwig Wittgenstein a expliqué la connexion entre
la foi et la certitude est bien connue. Croire serait semblable, selon lui, à
l’expérience de tomber amoureux, une expérience comprise comme subjective, qui
ne peut pas être proposé comme une vérité valable pour tous[19].
Pour l’homme moderne, en effet, la question de l’amour semble n’avoir rien à
voir avec le vrai. L’amour se comprend aujourd’hui comme une expérience liée au
monde des sentiments inconstants, et non plus à la vérité.
Est-ce
là vraiment une description adéquate de l’amour ? En réalité, l’amour ne peut
se réduire à un sentiment qui va et vient. Il touche, certes, notre
affectivité, mais pour l’ouvrir à la personne aimée et pour commencer ainsi une
marche qui est un abandon de la fermeture en son propre « moi » pour aller vers
l’autre personne, afin de construire un rapport durable ; l’amour vise l’union
avec la personne aimée. Se manifeste alors dans quel sens l’amour a besoin de
la vérité. C’est seulement dans la mesure où l’amour est fondé sur la vérité
qu’il peut perdurer dans le temps, dépasser l’instant éphémère et rester ferme
pour soutenir une marche commune. Si l’amour n’a pas de rapport avec la vérité,
il est soumis à l’instabilité des sentiments et il ne surmonte pas l’épreuve du
temps. L’amour vrai, au contraire, unifie tous les éléments de notre personne
et devient une lumière nouvelle vers une vie grande et pleine. Sans vérité
l’amour ne peut pas offrir de lien solide, il ne réussit pas à porter le « moi
» au-delà de son isolement, ni à le libérer de l’instant éphémère pour édifier
la vie et porter du fruit.
Si
l’amour a besoin de la vérité, la vérité, elle aussi, a besoin de l’amour.
Amour et vérité ne peuvent pas se séparer. Sans amour, la vérité se refroidit,
devient impersonnelle et opprime la vie concrète de la personne. La vérité que
nous cherchons, celle qui donne sens à nos pas, nous illumine quand nous sommes
touchés par l’amour. Celui qui aime comprend que l’amour est une expérience de
vérité, qu’il ouvre lui-même nos yeux pour voir toute la réalité de manière nouvelle,
en union avec la personne aimée. En ce sens, saint Grégoire le Grand a écrit
que « amor ipse notitia est », l’amour même est une
connaissance, il porte en soi une logique nouvelle[20].
Il s’agit d’une manière relationnelle de regarder le monde, qui devient
connaissance partagée, vision dans la vision de l’autre et vision commune sur
toutes les choses. Guillaume de Saint Thierry, au Moyen-âge, suit cette
tradition quand il commente un verset du Cantique des Cantiques où le bien-aimé
dit à la bien-aimée : Tes yeux sont des yeux de colombes (cf. Ct 1,
15)[21].
Ces yeux de la bien-aimée, explique Guillaume, sont la raison croyante et l’amour,
qui deviennent un seul oeil pour parvenir à la contemplation de Dieu, quand
l’intellect se fait « intellect d’un amour illuminé »[22].
28.
Cette découverte de l’amour comme source de connaissance, qui appartient à
l’expérience originelle de tout homme, trouve une expression importante dans la
conception biblique de la foi. En expérimentant l’amour avec lequel Dieu l’a
choisi et l’a engendré comme peuple, Israël arrive à comprendre l’unité du
dessein divin, des origines à l’accomplissement. Du fait qu’elle naît de
l’amour de Dieu qui conclut l’Alliance, la connaissance de la foi est une
connaissance qui éclaire le chemin dans l’histoire. C’est en outre pour cela
que, dans la Bible, vérité et fidélité vont de pair, et le vrai Dieu est le
Dieu fidèle, celui qui maintient ses promesses et permet, dans le temps, de
comprendre son dessein. À travers l’expérience des prophètes, dans la douleur
de l’exil et dans l’espérance d’un retour définitif dans la cité sainte, Israël
a eu l’intuition que cette vérité de Dieu s’étendait au-delà de son histoire,
pour embrasser toute l’histoire du monde, depuis la création. La connaissance
de la foi éclaire, non seulement le parcours particulier d’un peuple, mais tout
le cours du monde créé, de ses origines à sa consommation.
La foi
comme écoute et vision
29.
Parce que la connaissance de la foi est justement liée à l’alliance d’un Dieu
fidèle, qui noue une relation d’amour avec l’homme et lui adresse la Parole,
elle est présentée dans la Bible comme une écoute, et elle est associée à
l’ouïe. Saint Paul utilisera une formule devenue classique : fides ex
auditu, « la foi naît de ce qu’on entend » (cf. Rm 10,
17). Associée à la parole, la connaissance est toujours une connaissance
personnelle, une connaissance qui reconnaît la voix, s’ouvre à elle en toute
liberté et la suit dans l’obéissance. C’est pourquoi, saint Paul a parlé de «
l’obéissance de la foi » (cf. Rm 1, 5 ; 16, 26)[23]. La foi est, en outre, une
connaissance liée à l’écoulement du temps, dont la parole a besoin pour se dire
: c’est une connaissance qui s’apprend seulement en allant à la suite du Maître
(sequela). L’écoute aide à bien représenter le lien entre la
connaissance et l’amour.
Au
sujet de la connaissance de la vérité, l’écoute a été parfois opposée à la
vision, qui serait propre à la culture grecque. Si, d’une part, la lumière
offre la contemplation de la totalité à laquelle l’homme a toujours aspiré,
elle ne semble pas laisser, d’autre part, de la place à la liberté, car elle
descend du ciel et arrive directement à l’oeil, sans lui demander de répondre.
En outre, elle semblerait inviter à une contemplation statique, séparée du
temps concret dans lequel l’homme jouit et souffre. Selon cette conception,
l’approche biblique de la connaissance s’opposerait à l’approche grecque, qui,
dans sa quête d’une compréhension complète du réel, a lié la connaissance à la
vision.
Il est
clair, au contraire, que cette prétendue opposition ne correspond pas aux
données bibliques. L’Ancien Testament a concilié les deux types de
connaissance, parce qu’à l’écoute de la Parole de Dieu s’unit le désir de voir
son visage. De cette manière, il a été possible de développer un dialogue avec
la culture hellénique, dialogue qui est au coeur de l’Écriture. L’ouïe atteste
l’appel personnel et l’obéissance, et aussi le fait que la vérité se révèle
dans le temps ; la vue offre la pleine vision de tout le parcours et permet de
se situer dans le grand projet de Dieu ; sans cette vision nous disposerions
seulement de fragments isolés d’un tout inconnu.
30.
La connexion entre la vision et l’écoute, comme organes de connaissance de la
foi, apparaît avec la plus grande clarté dans l’Évangile de Jean. Selon le
quatrième Évangile, croire c’est écouter et, en même temps, voir. L’écoute de
la foi advient selon la forme de connaissance qui caractérise l’amour : c’est
une écoute personnelle, qui distingue la voix et reconnaît celle du Bon Pasteur
(cf. Jn 10, 3-5) ; une écoute qui requiert la sequela,
comme cela se passe avec les premiers disciples qui, « entendirent ses paroles
et suivirent Jésus » (Jn 1, 37). D’autre part, la foi est liée
aussi à la vision. Parfois, la vision des signes de Jésus précède la foi, comme
avec les juifs qui, après la résurrection de Lazare, « avaient vu ce qu’il
avait fait, crurent en lui » (Jn 11, 45). D’autres fois, c’est la
foi qui conduit à une vision plus profonde : « si tu crois, tu verras la gloire
de Dieu » (Jn 11, 40). Enfin, croire et voir s’entrecroisent : « Qui
croit en moi (…) croit en celui qui m’a envoyé ; et qui me voit, voit celui qui
m’a envoyé » (Jn 12, 44-45). Grâce à cette union avec l’écoute, la
vision devient un engagement à la suite du Christ, et la foi apparaît comme une
marche du regard, dans lequel les yeux s’habituent à voir en profondeur. Et
ainsi, le matin de Pâques, on passe de Jean qui, étant encore dans l’obscurité
devant le tombeau vide, « vit et crut » (Jn 20, 8) ; à Marie de
Magdala qui, désormais, voit Jésus (cf. Jn 20, 14) et veut le
retenir, mais est invitée à le contempler dans sa marche vers le Père ; jusqu’à
la pleine confession de la même Marie de Magdala devant les disciples : « j’ai
vu le Seigneur ! » (cf. Jn 20, 18).
Comment
arrive-t-on à cette synthèse entre l’écoute et la vision ? Cela devient
possible à partir de la personne concrète de Jésus, que l’on voit et que l’on
écoute. Il est la Parole faite chair, dont nous avons contemplé la gloire (cf. Jn 1,
14). La lumière de la foi est celle d’un Visage sur lequel on voit le Père. En
effet, la vérité qu’accueille la foi est, dans le quatrième Évangile, la
manifestation du Père dans le Fils, dans sa chair et dans ses oeuvres
terrestres, vérité qu’on peut définir comme la « vie lumineuse » de Jésus[24].
Cela signifie que la connaissance de la foi ne nous invite pas à regarder une
vérité purement intérieure. La vérité à laquelle la foi nous ouvre est une
vérité centrée sur la rencontre avec le Christ, sur la contemplation de sa vie,
sur la perception de sa présence. En ce sens, saint Thomas d’Aquin parle de l’oculata
fides des Apôtres — une foi qui voit ! — face à la vision corporelle du
Ressuscité[25].
Ils ont vu Jésus ressuscité avec leurs yeux et ils ont cru, c’est-à-dire ils
ont pu pénétrer dans la profondeur de ce qu’ils voyaient pour confesser le Fils
de Dieu, assis à la droite du Père.
31.
C’est seulement ainsi que, à travers l’Incarnation, à travers le partage de
notre humanité, pouvait s’accomplir pleinement la connaissance propre de
l’amour. La lumière de l’amour, en effet, naît quand nous sommes touchés dans
notre coeur ; nous recevons ainsi en nous la présence intérieure du bien-aimé,
qui nous permet de reconnaître son mystère. Nous comprenons alors pourquoi,
avec l’écoute et la vision, la foi est, selon saint Jean un toucher, comme il
l’affirme dans sa première lettre : « (…) ce que nous avons entendu, ce que
nous avons vu de nos yeux (…) ce que nos mains ont touché du Verbe de vie » (1 Jn 1,
1). Par son Incarnation, par sa venue parmi nous, Jésus nous a touchés, et, par
les Sacrements aussi il nous touche aujourd’hui ; de cette manière, en
transformant notre coeur, il nous a permis et nous permet de le reconnaître et
de le confesser comme le Fils de Dieu. Par la foi, nous pouvons le toucher, et
recevoir la puissance de sa grâce. Saint Augustin, en commentant le passage sur
l’hémorroïsse qui touche Jésus pour être guérie (cf. Lc 8,
45-46), affirme : « Toucher avec le coeur, c’est cela croire »[26]. La foule se rassemble autour
de Lui, mais elle ne l’atteint pas avec le toucher personnel de la foi, qui
reconnaît son mystère, sa Filiation qui manifeste le Père. C’est seulement
quand nous sommes configurés au Christ, que nous recevons des yeux adéquats
pour le voir.
Le
dialogue entre foi et raison
32.
Dans la mesure où elle annonce la vérité de l’amour total de Dieu et ouvre à la
puissance de cet amour, la foi chrétienne arrive au plus profond du coeur de
l’expérience de chaque homme, qui vient à la lumière grâce à l’amour et est
appelé à aimer pour demeurer dans la lumière. Mus par le désir d’illuminer
toute réalité à partir de l’amour de Dieu manifesté en Jésus et cherchant à
aimer avec le même amour, les premiers chrétiens trouvèrent dans le monde grec,
dans sa faim de vérité, un partenaire idoine pour le dialogue. La rencontre du
message évangélique avec la pensée philosophique du monde antique fut un
passage déterminant pour que l’Évangile arrive à tous les peuples. Elle
favorisa une inter- action féconde entre foi et raison, interaction qui s’est
toujours développée au cours des siècles jusqu’à nos jours. Le bienheureux Jean Paul II, dans sa Lettre encyclique Fides et ratio, a fait voir comment foi et
raison se renforcent réciproquement[27]. Quand nous trouvons la pleine
lumière de l’amour de Jésus, nous découvrons que, dans tous nos amours, était
présent un rayon de cette lumière et nous comprenons quel était son objectif
final. Et, en même temps, le fait que notre amour porte en soi une lumière,
nous aide à voir le chemin de l’amour vers la plénitude du don total du Fils de
Dieu pour nous. Dans ce mouvement circulaire, la lumière de la foi éclaire
toutes nos relations humaines, qui peuvent être vécues en union avec l’amour et
la tendresse du Christ.
33.
Dans la vie de saint Augustin, nous trouvons un exemple significatif de ce
cheminement au cours duquel la recherche de la raison, avec son désir de vérité
et de clarté, a été intégrée dans l’horizon de la foi, dont elle a reçu une
nouvelle compréhension. D’une part, saint Augustin accueille la philosophie
grecque de la lumière avec son insistance sur la vision. Sa rencontre avec le néoplatonisme
lui a fait connaître le paradigme de la lumière, qui descend d’en-haut pour
éclairer les choses, et qui est ainsi un symbole de Dieu. De cette façon saint
Augustin a compris la transcendance divine et a découvert que toutes les choses
ont en soi une transparence, et qu’elles pouvaient, pour ainsi dire, réfléchir
la bonté de Dieu, le Bien. Il s’est ainsi libéré du manichéisme dans lequel il
vivait auparavant et qui le disposait à penser que le mal et le bien s’opposent
continuellement, en se confondant et en se mélangeant, sans avoir de contours
précis. Comprendre que Dieu est lumière lui a donné une nouvelle orientation
dans l’existence, la capacité de reconnaître le mal dont il était coupable et
de s’orienter vers le bien.
D’autre
part, cependant, dans l’expérience concrète de saint Augustin, que lui-même
raconte dans ses Confessions, le moment déterminant de sa marche de
foi n’a pas été celui d’une vision de Dieu, au-delà de ce monde, mais plutôt le
moment de l’écoute, quand dans le jardin il entendit une voix qui lui disait :
« Prends et lis » ; il prit le volume contenant les Lettres de saint Paul et
s’arrêta sur le treizième chapitre de l’Épitre aux Romains[28] Se révélait ainsi le Dieu
personnel de la Bible, capable de parler à l’homme, de descendre pour vivre
avec lui et d’accompagner sa marche dans l’histoire, en se manifestant dans le
temps de l’écoute et de la réponse.
Et
pourtant, cette rencontre avec le Dieu de la Parole n’a pas amené saint
Augustin à refuser la lumière et la vision. Guidé toujours par la révélation de
l’amour de Dieu en Jésus, il a intégré les deux perspectives. Et ainsi il a
élaboré une philosophie de la lumière qui accueille en soi la réciprocité
propre de la parole et ouvre un espace de liberté du regard vers la lumière. De
même qu’à la parole correspond une réponse libre, de même la lumière trouve
comme réponse une image qui la réfléchit. Saint Augustin peut se référer alors,
en associant écoute et vision, à la « parole qui resplendit à l’intérieur de
l’homme »[29].
De cette manière, la lumière devient, pour ainsi dire, la lumière d’une parole,
parce qu’elle est la lumière d’un Visage personnel, une lumière qui, en nous
éclairant, nous appelle et veut se réfléchir sur notre visage pour resplendir
de l’intérieur de nous-mêmes. D’ailleurs, le désir de la vision de la totalité,
et non seulement des fragments de l’histoire, reste présent et s’accomplira à
la fin, quand l’homme, comme le dit le saint d’Hippone, verra et aimera[30].
Et cela, non parce qu’il sera en mesure de posséder toute la lumière, qui sera
toujours inépuisable, mais parce qu’il entrera, tout entier, dans la lumière.
34.
La lumière de l’amour, propre à la foi, peut illuminer les questions de notre
temps sur la vérité. La vérité aujourd’hui est souvent réduite à une
authenticité subjective de chacun, valable seulement pour la vie individuelle.
Une vérité commune nous fait peur, parce que nous l’iden tifions avec
l’imposition intransigeante des totalitarismes. Mais si la vérité est la vérité
de l’amour, si c’est la vérité qui s’entrouvre dans la rencontre personnelle
avec l’Autre et avec les autres, elle reste alors libérée de la fermeture dans
l’individu et peut faire partie du bien commun. Étant la vérité d’un amour, ce
n’est pas une vérité qui s’impose avec violence, ce n’est pas une vérité qui
écrase l’individu. Naissant de l’amour, elle peut arriver au coeur, au centre
de chaque personne. Il résulte alors clairement que la foi n’est pas
intransigeante, mais elle grandit dans une cohabitation qui respecte l’autre.
Le croyant n’est pas arrogant ; au contraire, la vérité le rend humble, sachant
que ce n’est pas lui qui la possède, mais c’est elle qui l’embrasse et le
possède. Loin de le raidir, la sécurité de la foi le met en route, et rend
possible le témoignage et le dialogue avec tous.
D’autre
part, la lumière de la foi, dans la mesure où elle est unie à la vérité de
l’amour, n’est pas étrangère au monde matériel, car l’amour se vit toujours
corps et âme ; la lumière de la foi est une lumière incarnée, qui procède de la
vie lumineuse de Jésus. Elle éclaire aussi la matière, se fie à son ordre,
reconnaît qu’en elle s’ouvre un chemin d’harmonie et de compréhension toujours
plus large. Le regard de la science tire ainsi profit de la foi : cela invite
le chercheur à rester ouvert à la réalité, dans toute sa richesse inépuisable.
La foi réveille le sens critique dans la mesure où elle empêche la recherche de
se complaire dans ses formules et l’aide à comprendre que la nature est
toujours plus grande. En invitant à l’émerveillement devant le mystère du créé,
la foi élargit les horizons de la raison pour mieux éclairer le monde qui
s’ouvre à la recherche scientifique.
La foi
et la recherche de Dieu
35. La
lumière de la foi en Jésus éclaire aussi le chemin de tous ceux qui cherchent
Dieu, et offre la contribution spécifique du christianisme dans le dialogue
avec les adeptes des diverses religions. La Lettre aux Hébreux nous
parle du témoignage des justes qui, avant l’Alliance avec Abraham, cherchaient
déjà Dieu avec foi. D’Hénoch, on dit qu’« il lui est rendu témoignage qu’il
avait plu à Dieu » (He 11, 5), chose impossible sans la foi, parce
que « celui qui s’approche de Dieu doit croire qu’il existe et qu’il se fait le
rémunérateur de ceux qui le cherchent » (He 11, 6). Nous pouvons
ainsi comprendre que le chemin de l’homme religieux passe par la confession
d’un Dieu qui prend soin de lui et qui n’est pas impossible à trouver. Quelle
autre récompense Dieu pourrait-il offrir à ceux qui le cherchent, sinon de se
laisser rencontrer ? Bien auparavant, nous trouvons la figure d’Abel, dont on
loue aussi la foi à cause de laquelle Dieu a accepté ses dons, l’offrande des
premiers-nés de son troupeau (cf. He 11, 4). L’homme religieux
cherche à reconnaître les signes de Dieu dans les expériences quotidiennes de
sa vie, dans le cycle des saisons, dans la fécondité de la terre et dans tout
le mouvement du cosmos. Dieu est lumineux, et il peut être trouvé aussi par
ceux qui le cherchent avec un coeur sincère.
L’image
de cette recherche se trouve dans les Mages, guidés par l’étoile jusqu’à
Bethléem (cf. Mt 2, 1-12). Pour eux, la lumière de Dieu s’est
montrée comme chemin, comme étoile qui guide le long d’une route de
découvertes. L’étoile évoque ainsi de la patience de Dieu envers nos yeux, qui
doivent s’habituer à sa splendeur. L’homme religieux est en chemin et doit être
prêt à se laisser guider, à sortir de soi pour trouver le Dieu qui surprend
toujours. Ce respect de Dieu pour les yeux de l’homme nous montre que, quand
l’homme s’approche de Lui, la lumière humaine ne se dissout pas dans
l’immensité lumineuse de Dieu, comme si elle était une étoile engloutie par
l’aube, mais elle devient plus brillante d’autant plus qu’elle est plus proche
du feu des origines, comme le miroir qui reflète la splendeur. La confession
chrétienne de Jésus, unique sauveur, affirme que toute la lumière de Dieu s’est
concentrée en lui, dans sa « vie lumineuse », où se révèlent l’origine et la
consommation de l’histoire[31].
Il n’y a aucune expérience humaine, aucun itinéraire de l’homme vers Dieu, qui
ne puisse être accueilli, éclairé et purifié par cette lumière. Plus le
chrétien s’immerge dans le cercle ouvert par la lumière du Christ, plus il est
capable de comprendre et d’accompagner la route de tout homme vers Dieu.
Puisque
la foi se configure comme chemin, elle concerne aussi la vie des hommes qui,
même en ne croyant pas, désirent croire et cherchent sans cesse. Dans la mesure
où ils s’ouvrent à l’amour d’un coeur sincère et se mettent en chemin avec
cette lumière qu’ils parviennent à saisir, ils vivent déjà, sans le savoir, sur
le chemin vers la foi. Ils cherchent à agir comme si Dieu existait, parfois
parce qu’ils reconnaissent son importance pour trouver des orientations solides
dans la vie ordinaire ou parce qu’ils expérimentent le désir de lumière au
milieu de l’obscurité, mais aussi parce que, en percevant combien la vie est
grande et belle, ils pressentent que la présence de Dieu la rendrait encore
plus grande. Saint Irénée de Lyon raconte qu’Abraham, avant d’écouter la voix
de Dieu, le cherchait déjà « d’un coeur brûlant d’amour », et « il parcourt la
terre entière cherchant la trace de Dieu », jusqu’à ce que « Dieu soit rempli
de tendresse pour celui qui le cherche seul et en silence »[32]. Celui qui se met en chemin
pour faire le bien s’approche déjà de Dieu, est déjà soutenu par son aide,
parce que c’est le propre de la dynamique de la lumière divine d’éclairer nos
yeux quand nous marchons vers la plénitude de l’amour.
Foi et
théologie
36.
Puisque la foi est une lumière, elle nous invite à nous incorporer en elle, à
explorer toujours davantage l’horizon qu’elle éclaire, pour mieux connaître ce
que nous aimons. De ce désir naît la théologie chrétienne. Il est alors clair
que la théologie est impossible sans la foi et qu’elle appartient au mouvement
même de la foi, qui cherche l’intelligence la plus profonde de l’autorévélation
de Dieu, qui atteint son sommet dans le Mystère du Christ. La première
conséquence est que dans la théologie on ne fournit pas seulement, comme dans
les sciences expérimentales, un effort de la raison pour scruter et connaître.
Dieu ne peut pas être réduit à un objet. Il est le Sujet qui se fait connaître
et se manifeste dans la relation de personne à personne. La foi droite conduit
la raison à s’ouvrir à la lumière qui vient de Dieu, afin que, guidée par
l’amour de la vérité, elle puisse connaître Dieu plus profondément. Les grands
docteurs et théologiens médiévaux ont montré que la théologie, comme science de
la foi, est une participation à la connaissance que Dieu a de lui-même. La
théologie alors, n’est pas seulement une parole sur Dieu, mais elle est avant
tout l’accueil et la recherche d’une intelligence plus profonde de la parole
que Dieu nous adresse. Cette parole que Dieu prononce sur lui-même, parce qu’il
est un dialogue éternel de communion, et qu’il admet l’homme à l’intérieur de
ce dialogue[33].
L’humilité qui se laisse « toucher » par Dieu, fait partie alors de la
théologie, reconnaît ses limites devant le Mystère et est motivée à explorer,
avec la discipline propre à la raison, les richesses insondables de ce Mystère.
La
théologie partage en outre la forme ecclésiale de la foi ; sa lumière est la
lumière du sujet croyant qui est l’Église. Cela implique, d’une part, que la
théologie soit au service de la foi des chrétiens, qu’elle se mette humblement
à garder et à approfondir la croyance de tous, surtout des plus simples. En
outre, la théologie, puisqu’elle vit de la foi, ne considère pas le Magistère
du Pape et des Évêques en communion avec lui comme quelque chose d’extrinsèque,
une limite à sa liberté, mais, au contraire, comme un de ses moments internes,
constitutifs, en tant que le Magistère assure le contact avec la source
originaire, et offre donc la certitude de puiser à la Parole du Christ dans son
intégrité.
TROISIÈME CHAPITRE
JE VOUS TRANSMETS
CE QUE J’AI REÇU
(cf. 1 Co 15, 3)
CE QUE J’AI REÇU
(cf. 1 Co 15, 3)
L’Église,
mère de notre foi
37.
Celui qui s’est ouvert à l’amour de Dieu, qui a écouté sa voix et reçu sa
lumière, ne peut garder ce don pour lui. Puisque la foi est écoute et vision,
elle se transmet aussi comme parole et comme lumière. S’adressant aux
Corinthiens, l’Apôtre Paul utilise justement ces deux images. D’une part il dit
: « Possédant ce même esprit de foi, selon ce qui est écrit : J’ai cru,
c’est pourquoi j’ai parlé, nous aussi nous croyons, et c’est pourquoi nous
parlons » (2 Co 4, 13). La parole reçue se fait réponse,
confession, et de cette manière résonne pour les autres, les invitant à croire.
D’autre part saint Paul se réfère aussi à la lumière : « Nous qui, le visage
découvert, réfléchissons comme en un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes
transformés en cette même image » (2 Co 3, 18). Il s’agit d’une
lumière qui se reflète de visage en visage, de même que Moïse portait sur lui
le reflet de la gloire de Dieu après lui avoir parlé : « [Dieu] a resplendi
dans nos coeurs pour faire briller la connaissance de la gloire de Dieu, qui
est sur la face du Christ » (2 Co4, 6). La lumière de Jésus brille,
comme dans un miroir, sur le visage des chrétiens, et ainsi elle se répand et
arrive jusqu’à nous, pour que nous puissions, nous aussi, participer à cette
vision et réfléchir sur les autres cette lumière, comme dans la liturgie de
Pâques la lumière du cierge allume beaucoup d’autres cierges. La foi se
transmet, pour ainsi dire, par contact, de personne à personne, comme une
flamme s’allume à une autre flamme. Les chrétiens, dans leur pauvreté, sèment
une graine si féconde qu’elle devient un grand arbre et est capable de remplir
le monde de fruits.
38.
La transmission de la foi, qui brille pour tous les hommes et en tout lieu,
traverse aussi l’axe du temps, de génération en génération. Puisque la foi naît
d’une rencontre qui se produit dans l’histoire et éclaire notre cheminement
dans le temps, elle doit se transmettre au long des siècles. C’est à travers
une chaîne ininterrompue de témoignages que le visage de Jésus parvient jusqu’à
nous. Comment cela est-il possible ? Comment être sûr d’atteindre le « vrai
Jésus » par delà les siècles ? Si l’homme était un être isolé, si nous voulions
partir seulement du « moi » individuel qui veut trouver en lui-même la
certitude de sa connaissance, une telle certitude serait alors impossible. Je
ne peux pas voir par moi-même ce qui s’est passé à une époque si distante de
moi. Mais tel n’est pas toutefois le seul moyen dont dispose l’homme pour
connaître. La personne vit toujours en relation. Elle provient d’autres
personnes, appartient à d’autres, sa vie est enrichie par la rencontre avec les
autres. De même, la connaissance que nous avons de nous-mêmes — la conscience
de soi — est également de type relationnel, et elle est liée aux autres qui
nous ont précédés : en premier lieu nos parents, qui nous ont donné la vie et
le nom. Même le langage — les mots avec lesquels nous interprétons notre vie et
notre réalité — nous parvient à travers d’autres, il est conservé dans la
mémoire vivante d’autres. La connaissance de nous-mêmes n’est possible que
lorsque nous participons à une mémoire plus vaste. Il en est ainsi aussi de la
foi, qui porte à sa perfection la manière humaine de comprendre. Le passé de la
foi, cet acte d’amour de Jésus qui a donné au monde une vie nouvelle, nous
parvient par la mémoire d’autres, des témoins, et il est de la sorte conservé
vivant dans ce sujet unique de mémoire qu’est l’Église. L’Église est une Mère
qui nous enseigne à parler le langage de la foi. Saint Jean a insisté sur cet
aspect dans son Évangile, en reliant foi et mémoire, et en les associant toutes
deux à l’action du Saint Esprit qui, comme dit Jésus, « vous rappellera tout »
(Jn 14, 26). L’Amour, qui est l’Esprit, et qui demeure dans
l’Église, maintient réunies toutes les époques entre elles et nous rend
contemporains de Jésus, devenant ainsi le guide de notre cheminement dans la
foi.
39.
Il est impossible de croire seul. La foi n’est pas seulement une option
individuelle que le croyant prendrait dans son intériorité, elle n’est pas une
relation isolée entre le « moi » du fidèle et le « Toi » divin, entre le sujet
autonome et Dieu. Par nature, elle s’ouvre au « nous », elle advient toujours
dans la communion de l’Église. La forme dialoguée du Credo,
utilisée dans la liturgie baptismale, nous le rappelle. L’acte de croire
s’exprime comme une réponse à une invitation, à une parole qui doit être
écoutée. Il ne procède pas de moi, mais il s’inscrit dans un dialogue, il ne
peut être une pure confession qui proviendrait d’un individu. Il est possible
de répondre à la première personne, « je crois », seulement dans la mesure où
l’on appartient à une large communion, seulement parce que l’on dit aussi «
nous croyons ». Cette ouverture au « nous » ecclésial se produit selon
l’ouverture même de l’amour de Dieu, qui n’est pas seulement relation entre
Père et Fils, entre « moi » et « toi », mais, qui est aussi dans l’Esprit un «
nous », une communion de personnes. Voilà pourquoi celui qui croit n’est jamais
seul, et pourquoi la foi tend à se diffuser, à inviter les autres à sa joie.
Celui qui reçoit la foi découvre que les espaces de son « moi » s’élargissent,
et que de nouvelles relations qui enrichissent sa vie sont générées en lui.
Tertullien l’a exprimé de manière convaincante en parlant du catéchumène qui, «
après le bain de la nouvelle naissance », est accueilli dans la maison de la
Mère pour élever les mains et prier, avec ses frères, le Notre Père :
il est accueilli dans une nouvelle famille[34].
Les sacrements et la transmission de la foi
40.
Comme toute famille, l’Église transmet à ses enfants le contenu de sa mémoire.
Comment faire pour que rien ne soit perdu et qu’au contraire l’héritage de la
foi s’approfondisse toujours davantage ? C’est par la Tradition Apostolique,
conservée dans l’Église avec l’aide de l’Esprit Saint, que nous avons un
contact vivant avec la mémoire fondatrice. Et ce qui a été transmis par les
Apôtres — comme l’affirme le Concile oecuménique Vatican II — « embrasse tout
ce qui contribue à une sainte conduite de la vie du Peuple de Dieu et à
l’accroissement de la foi, et ainsi l’Église, dans sa doctrine, sa vie et son
culte, perpétue et transmet à toutes les générations tout ce qu’elle est
elle-même, tout ce qu’elle croit »[35].
La
foi a besoin, en effet, d’un milieu dans lequel on puisse témoigner et
communiquer, et qui corresponde et soit proportionné à ce qui est communiqué.
Pour transmettre un contenu purement doctrinal, une idée, un livre suffirait
sans doute, ou bien la répétition d’un message oral. Mais ce qui est communiqué
dans l’Église, ce qui se transmet dans sa Tradition vivante, c’est la nouvelle
lumière qui naît de la rencontre avec le Dieu vivant, une lumière qui touche la
personne au plus profond, au coeur, impliquant son esprit, sa volonté et son
affectivité, et l’ouvrant à des relations vivantes de communion avec Dieu et
avec les autres. Pour transmettre cette plénitude, il y a un moyen spécial qui
met en jeu toute la personne, corps et esprit, intériorité et relations. Ce
sont les sacrements, célébrés dans la liturgie de l’Église. Par eux, une
mémoire incarnée est communiquée, liée aux lieux et aux temps de la vie, et qui
prend en compte tous les sens. Par eux, la personne est engagée, en tant que
membre d’un sujet vivant, dans un tissu de relations communautaires. En
conséquence, s’il est vrai de dire que les sacrements sont les sacrements de la
foi[36],
il faut dire aussi que la foi a une structure sacramentelle. Le réveil de la
foi passe par le réveil d’un nouveau sens sacramentel de la vie de l’homme et
de l’existence chrétienne, qui montre comment le visible et le matériel
s’ouvrent sur le mystère de l’éternité.
41.
La foi se transmet, en premier lieu, par le Baptême. Il pourrait sembler que le
Baptême soit seulement une manière de symboliser la confession de foi, un acte
pédagogique destiné à celui qui a besoin d’images et de gestes, mais dont on
pourrait, dans le fond, se passer. Une parole de saint Paul sur le Baptême nous
rappelle qu’il n’en est rien. Il affirme que « nous avons été ensevelis avec le
Christ par le Baptême dans la mort, afin que, comme le Christ est ressuscité
des morts par la gloire du Père, nous vivions nous aussi dans une vie nouvelle
» (Rm 6, 4). Dans le Baptême nous devenons une nouvelle créature et
fils adoptifs de Dieu. L’Apôtre affirme ensuite que le chrétien a été confié à
une « forme d’enseignement » (typos didachés), auquel il obéit de tout
son coeur (Cf. Rm 6, 17). Dans le Baptême, l’homme reçoit
aussi une doctrine à professer et une forme concrète de vie qui exige
l’engagement de toute sa personne et l’achemine vers le bien. Il est transféré
dans un univers nouveau, confié à un nouveau milieu, à un nouveau mode d’agir
commun, dans l’Église. Le Baptême nous rappelle ainsi que la foi n’est pas
l’oeuvre d’un individu isolé, elle n’est pas un acte que l’homme pourrait
accomplir par ses propres forces; mais elle doit être reçue, en entrant dans la
communion de l’Église qui transmet le don de Dieu : on ne se baptise pas soi-même,
pas plus qu’on ne naît soi-même à l’existence. Nous avons été baptisés.
42.
Quels sont les éléments du Baptême qui nous introduisent dans cette nouvelle «
forme d’enseignement » ? En premier lieu le Nom de la Trinité : Père, Fils et
Saint Esprit est invoqué sur le catéchumène. Une synthèse du chemin de la foi
est ainsi faite dès le départ. Le Dieu qui a appelé Abraham et qui a voulu être
appelé son Dieu ; le Dieu qui a révélé son Nom à Moïse, le Dieu qui en livrant
son Fils nous a révélé pleinement le mystère de son Nom, donne au baptisé une
nouvelle identité filiale. La signification de l’action — l’immersion dans
l’eau — accomplie lors du baptême apparaît alors : l’eau est en même temps
symbole de mort, qui nous invite à passer par la conversion du « moi », à un «
Moi » plus large; et en même temps symbole de vie, vie à laquelle nous
renaissons en suivant le Christ dans son existence nouvelle. De cette façon,
par l’immersion dans l’eau, le Baptême évoque la structure incarnée de la foi.
L’action du Christ nous touche dans notre réalité personnelle, elle nous
transforme radicalement, nous rend fils adoptifs de Dieu, participants de la
nature divine; elle modifie ainsi toutes nos relations, notre situation
concrète dans le monde et dans le cosmos, les ouvrant à sa propre vie de
communion. Ce dynamisme de transformation, propre au Baptême, nous aide à
comprendre l’importance du catéchuménat, qui aujourd’hui, même dans les
sociétés d’ancienne tradition chrétienne dans lesquelles un nombre croissant
d’adultes s’approche du sacrement de Baptême, revêt une importance singulière
pour la nouvelle évangélisation. Il est le chemin de préparation au Baptême, à
la transformation de l’existence tout entière dans le Christ.
Pour
comprendre le lien entre Baptême et foi, nous pouvons nous rappeler un texte du
prophète Isaïe qui était associé au Baptême dans l’ancienne littérature
chrétienne : « les roches escarpées seront son refuge (…) l’eau ne lui manquera
pas » (Is 33, 16)[37].
Le baptisé, délivré des eaux de la mort, pouvait se dresser debout sur la «
roche escarpée » parce qu’il avait trouvé un appui sûr. Ainsi, l’eau de la mort
est transformée en eau de la vie. Le texte grec la désignait comme eau pistòs,
eau « fidèle ». L’eau du Baptême est fidèle parce qu’on peut se fier à elle,
parce que son courant introduit dans la dynamique d’amour de Jésus, source
assurée sur notre chemin dans la vie.
43.
La structure du Baptême, sa configuration de renaissance, dans laquelle nous
recevons un nom nouveau et une vie nouvelle, nous aide à comprendre le sens et
l’importance du Baptême des enfants. L’enfant n’est pas capable d’un acte libre
d’accueil de la foi, il ne peut pas encore la confesser de lui-même ; pour
cette raison, ses parents, son parrain ou sa marraine confessent la foi en son
nom. La foi est vécue à l’intérieur de la communauté de l’Église, elle
s’inscrit dans un « nous » commun. Ainsi, l’enfant peut être soutenu par
d’autres, ses parents, son parrain ou sa marraine, il peut être accueilli dans
leur foi, qui est la foi de l’Église, symbolisée par la lumière que le père
allume au cierge dans la liturgie baptismale. Cette structure du Baptême met en
évidence l’importance de la synergie entre l’Église et la famille dans la transmission
de la foi. Les parents sont appelés, selon une parole de saint Augustin, non
seulement à engendrer les enfants à la vie, mais aussi à les conduire à Dieu,
afin que, par le Baptême, ils soient régénérés comme enfants de Dieu et
reçoivent le don de la foi. Ainsi, avec la vie, leur sont données l’orientation
fondamentale de leur existence et l’assurance d’un avenir conforme au bien[38],
orientation qui sera corroborée ultérieurement dans le sacrement de la
Confirmation par le sceau de l’Esprit Saint.
44.
La nature sacramentelle de la foi trouve sa plus grande expression dans
l’Eucharistie. Elle est la précieuse nourriture de la foi, rencontre avec le
Christ réellement présent dans l’acte suprême de son amour, le don de lui-même
qui produit la vie. Dans l’Eucharistie nous avons le croisement de deux axes
sur lesquels la foi fait son chemin. D’un côté, l’axe de l’histoire :
l’Eucharistie est un acte de mémoire, une actualisation du mystère, dans lequel
le passé, comme événement de mort et de résurrection, montre sa capacité
d’ouvrir à l’avenir, d’anticiper la plénitude finale. La liturgie nous le
rappelle avec son hodie, l’ « aujourd’hui » des mystères du salut.
D’un autre côté, il y a l’axe qui conduit du monde visible vers l’invisible.
Dans l’Eucharistie nous apprenons à saisir la profondeur du réel. Le pain et le
vin se transforment en Corps et Sang du Christ qui se rend présent dans son
chemin pascal vers le Père : ce mouvement nous introduit, corps et âme, dans le
mouvement de tout le créé vers sa plénitude en Dieu.
45.
Dans la célébration des sacrements, l’Église transmet sa mémoire, en
particulier avec la profession de foi. Celle-ci ne consiste pas tant à donner
son assentiment à un ensemble de vérités abstraites. Dans la confession de foi,
au contraire, toute la vie s’achemine vers la pleine communion avec le Dieu
vivant. On peut dire que, dans le Credo, le croyant est invité à
entrer dans le mystère qu’il professe et à se laisser transformer par ce qu’il
professe. Pour comprendre le sens de cette affirmation, nous pensons surtout au
contenu du Credo qui a une structure trinitaire : le Père et
le Fils s’unissent dans l’Esprit d’Amour. Ainsi, le croyant affirme que le
centre de l’être, le secret le plus profond de toute chose, c’est la communion
divine. Par ailleurs, le Credo contient aussi une confession
christologique : les mystères de la vie de Jésus sont de nouveau parcourus
jusqu’à sa Mort, sa Résurrection et son Ascension au ciel, dans l’attente de sa
venue finale dans la gloire. On affirme donc que ce Dieu communion, échange
d’amour entre Père et Fils dans l’Esprit, est capable d’embrasser l’histoire de
l’homme, de l’introduire dans son dynamisme de communion, qui a son origine et
sa fin ultime dans le Père. Celui qui confesse la foi se trouve engagé dans la
vérité qu’il confesse. Il ne peut pas prononcer en vérité les paroles du Credo sans
être par cela-même transformé, sans être introduit dans une histoire d’amour
qui le saisit, qui dilate son être en le rendant membre d’une grande communion,
du sujet ultime qui prononce le Credo et qui est l’Église.
Toutes les vérités à croire disent le mystère de la vie nouvelle de la foi
comme chemin de communion avec le Dieu Vivant.
Foi,
prière et Décalogue
46.
Deux autres éléments sont essentiels pour la transmission fidèle de la mémoire
de l’Église. Il y a en premier lieu, la prière du Seigneur, le Notre
Père. Dans cette prière, le chrétien apprend à partager l’expérience
spirituelle elle-même du Christ et commence à voir avec les yeux du Christ. À
partir de Celui qui est Lumière née de la Lumière, le Fils unique du Père, nous
connaissons Dieu nous aussi et nous pouvons enflammer en d’autres le désir de
s’approcher de Lui.
Le
lien entre foi et Décalogue est également important. La foi, nous l’avons dit,
apparaît comme un chemin, une route à parcourir, ouverte à la rencontre avec le
Dieu vivant. C’est pourquoi à la lumière de la foi et de la confiance totale
dans le Dieu qui sauve, le Décalogue acquiert sa vérité la plus profonde,
contenue dans les paroles qui introduisent les dix commandements : « Je suis
ton Dieu qui t’a fait sortir du pays d’Égypte » (Ex 20, 2). Le
Décalogue n’est pas un ensemble de préceptes négatifs, mais des indications
concrètes afin de sortir du désert du « moi » autoréférentiel, renfermé sur
lui-même, et d’entrer en dialogue avec Dieu, en se laissant embrasser par sa
miséricorde et pouvoir en témoigner. La foi confesse ainsi l’amour de Dieu,
origine et soutien de tout, elle se laisse porter par cet amour pour marcher
vers la plénitude de la communion avec Dieu. Le Décalogue apparaît comme le
chemin de la reconnaissance, de la réponse d’amour, réponse possible parce que,
dans la foi, nous sommes ouverts à l’expérience de l’amour transformant de Dieu
pour nous. Et ce chemin reçoit une lumière nouvelle de ce que Jésus enseigne
dans le discours sur la montagne (Cf. Mt 5-7).
J’ai
évoqué ainsi les quatre éléments qui résument le trésor de mémoire que l’Église
transmet : la Confession de foi, la célébration des Sacrements, le chemin du
Décalogue, la prière. La catéchèse de l’Église s’est structurée autour de ces
éléments, y compris le Catéchisme de l’Église Catholique,
instrument fondamental par lequel, de manière unifiée, l’Église communique le
contenu complet de la foi, « tout ce qu’elle est, tout ce qu’elle croit »[39].
L’unité
et l’intégrité de la foi
47.
L’unité de l’Église, dans le temps et dans l’espace, est liée à l’unité de la
foi : « il n’y a qu’un Corps et qu’un Esprit (…) comme il n’y a qu’une seule
foi » (Ep 4, 4-5). Il peut sembler aujourd’hui réalisable que les
hommes s’unissent dans un engagement commun, le désir du bien, le partage d’une
même destinée, un but commun. Mais il est très difficile de concevoir une unité
dans la même vérité. Il semble qu’une unité de ce genre s’oppose à la liberté
de pensée et à l’autonomie du sujet. L’expérience de l’amour nous dit au
contraire que c’est justement dans l’amour qu’il est possible d’avoir une
vision commune; qu’en lui nous apprenons à voir la réalité avec les yeux de
l’autre, et que cela n’appauvrit pas mais enrichit notre regard. Le véritable
amour, à la mesure de l’amour divin, exige la vérité et, dans le regard commun
de la vérité qui est Jésus Christ, devient solide et profond. L’unité de vision
en un seul corps et en un seul esprit, est aussi joie de la foi. En ce sens
saint Léon le Grand pouvait affirmer : « Si la foi n’est pas une, elle n’est
pas la foi »[40].
Quel
est le secret de cette unité ? La foi est une, en premier lieu, en raison de
l’unité du Dieu connu et confessé. Tous les articles de foi se réfèrent à Lui,
ils sont les chemins pour connaître son être et son agir. En conséquence ils
ont une unité supérieure à toute autre unité que nous pourrions construire par
notre pensée; ils possèdent l’unité qui nous enrichit parce qu’elle se
communique à nous et nous rend « un ».
En
outre, la foi est une parce qu’elle se réfère à l’unique Seigneur, à la vie de
Jésus, à son histoire concrète qu’il partage avec nous. Saint Irénée de Lyon
l’a clairement affirmé contre les hérétiques gnostiques. Ceux-ci soutenaient
l’existence de deux types de foi : une foi grossière, imparfaite, celle des
simples, qui restait au niveau de la chair du Christ et de la contemplation de
ses mystères ; et un autre type de foi plus profond et plus parfait, la vraie
foi, réservée à un petit cercle d’initiés qui s’élevait par l’intelligence
au-delà de la chair de Jésus jusqu’aux mystères de la divinité inconnue. Devant
cette prétention, qui continue à séduire et qui a ses adeptes encore de nos
jours, saint Irénée affirme qu’il n’y a qu’une seule foi, parce que celle-ci
passe toujours par le concret de l’Incarnation, sans jamais faire abstraction
de la chair ni de l’histoire du Christ, puisque Dieu a voulu s’y révéler
pleinement. C’est pour cela qu’il n’y a pas de différence entre la foi de «
celui qui est capable d’en parler longuement » et la foi de « celui qui en
parle peu », de celui qui a des capacités et de celui qui en a moins : ni le
premier ne peut augmenter la foi, ni le second la diminuer[41].
Enfin,
la foi est une parce qu’elle est partagée par toute l’Église, qui est un seul
corps et un seul Esprit. Dans la communion de cet unique sujet qu’est l’Église,
nous recevons un regard commun. En confessant la même foi, nous nous appuyons
sur le même roc, nous sommes transformés dans le même Esprit d’amour, nous
rayonnons d’une lumière unique, et nous pénétrons la réalité d’un seul regard.
48.
Étant donné qu’il n’y a qu’une seule foi, celle-ci doit être confessée dans
toute sa pureté et son intégrité. C’est bien parce que tous les articles de foi
sont reliés entre eux et ne qu’un, qu’en nier un seul, même celui qui
semblerait de moindre importance, revient à porter atteinte à tout l’ensemble.
Chaque époque peut rencontrer plus ou moins de difficultés à admettre certains
points de la foi : il est donc important de veiller, afin que le dépôt de la
foi soit transmis dans sa totalité (cf. 1 Tm 6, 20), et pour
que l’on insiste opportunément sur tous les aspects de la confession de foi. Et
puisque l’unité de la foi est l’unité de l’Église, retirer quoique ce soit à la
foi revient à retirer quelque chose à la vérité de la communion. Les Pères ont
décrit la foi comme un corps, le corps de la vérité, avec plusieurs membres,
par analogie avec le Corps du Christ et son prolongement dans l’Église[42]. L’intégrité de la foi a été
aussi liée à l’image de l’Église vierge, à sa fidélité dans l’amour sponsal
pour le Christ : porter atteinte à la foi revient à porter atteinte à la
communion avec le Seigneur[43]. L’unité de la foi est donc
celle d’un organisme vivant, comme l’a bien remarqué le bienheureux John Henry
Newman lorsqu’il comptait, parmi les notes caractérisant la continuité de la
doctrine dans le temps, sa capacité d’assimiler tout ce qu’elle trouve dans les
divers milieux où elle est présente et les différentes cultures qu’elle
rencontre[44], purifiant toute chose et la
portant à sa parfaite expression. Ainsi la foi se montre universelle, catholique,
parce que sa lumière grandit pour illuminer tout le cosmos et toute l’histoire.
<
49.
Au service de l’unité de la foi et de sa transmission complète, le Seigneur a
fait à l’Église le don de la succession apostolique. Par elle, la continuité de
la mémoire de l’Église est assurée, et il est possible d’atteindre avec
certitude la source pure d’où surgit la foi. Le lien avec l’origine est donc
garanti par des personnes vivantes, ce qui correspond à la foi vivante que
l’Église transmet. Elle s’appuie sur la fidélité des témoins qui ont été
choisis par le Seigneur à cette fin. C’est pour cela que le Magistère s’exprime
toujours dans l’obéissance à la Parole originelle sur laquelle est fondée la
foi. Il est digne de confiance parce qu’il se fie à cette Parole qu’il écoute,
garde et explique[45].
Dans le discours d’adieu aux anciens d’Éphèse, à Milet, que saint Luc raconte
dans les Actes des Apôtres, saint Paul témoigne d’avoir accompli la charge que
le Seigneur lui a confiée d’ « annoncer toute la volonté de Dieu » (Ac 20,
27).C’est par le Magistère de l’Église que peut nous parvenir intacte cette
volonté, et avec elle la joie de pouvoir pleinement l’accomplir.
QUATRIÈME CHAPITRE
DIEU PRÉPARE POUR
EUX UNE CITÉ
(cf. He 11, 16)
EUX UNE CITÉ
(cf. He 11, 16)
La foi
et le bien commun
50.
Dans la présentation de l’histoire des Patriarches et des justes de l’Ancien
Testament, la Lettre aux Hébreux met en relief un aspect
essentiel de leur foi. Elle ne se présente pas seulement comme un chemin, mais
aussi comme l’édification, la préparation d’un lieu dans lequel les hommes
peuvent habiter ensemble. Le premier constructeur est Noé qui, dans l’arche,
réussit à sauver sa famille (cf. He 11, 7). Vient ensuite
Abraham, dont il est dit que, par la foi, il habitait une tente, attendant la
ville aux solides fondations (cf. He 11, 9-10). De la foi
surgit une nouvelle confiance, une nouvelle assurance que seul Dieu peut
donner. Si l’homme de foi s’appuie sur le Dieu de l’Amen, sur le Dieu fidèle
(Cf.Is 65, 16), et devient ainsi lui-même assuré, nous pouvons
ajouter que cette fermeté de la foi fait référence aussi à la cité que Dieu
prépare pour l’homme. La foi révèle combien les liens entre les hommes peuvent
être forts, quand Dieu se rend présent au milieu d’eux. Il ne s’agit pas
seulement d’une fermeté intérieure, d’une conviction stable du croyant; la foi
éclaire aussi les relations entre les hommes, parce qu’elle naît de l’amour et
suit la dynamique de l’amour de Dieu. Le Dieu digne de confiance donne aux
hommes une cité fiable.
51.
En raison de son lien avec l’amour (cf. Ga 5, 6), la lumière
de la foi se met au service concret de la justice, du droit et de la paix. La
foi naît de la rencontre avec l’amour originaire de Dieu en qui apparaît le
sens et la bonté de notre vie ; celle-ci est illuminée dans la mesure même où
elle entre dans le dynamisme ouvert par cet amour, devenant chemin et pratique
vers la plénitude de l’amour. La lumière de la foi est capable de valoriser la
richesse des relations humaines, leur capacité à perdurer, à être fiables et à
enrichir la vie commune. La foi n’éloigne pas du monde et ne reste pas
étrangère à l’engagement concret de nos contemporains. Sans un amour digne de
confiance, rien ne pourrait tenir les hommes vraiment unis entre eux. Leur
unité ne serait concevable que fondée uniquement sur l’utilité, sur la
composition des intérêts, sur la peur, mais non pas sur le bien de vivre
ensemble, ni sur la joie que la simple présence de l’autre peut susciter. La
foi fait comprendre la structuration des relations humaines, parce qu’elle en
perçoit le fondement ultime et le destin définitif en Dieu, dans son amour, et
elle éclaire ainsi l’art de l’édification, en devenant un service du bien
commun. Oui, la foi est un bien pour tous, elle est un bien commun, sa lumière
n’éclaire pas seulement l’intérieur de l’Église et ne sert pas seulement à
construire une cité éternelle dans l’au-delà; elle nous aide aussi à édifier
nos sociétés, afin que nous marchions vers un avenir plein d’espérance. La Lettre
aux Hébreux nous en donne un exemple quand, parmi les hommes de foi,
elle cite Samuel et David auxquels la foi a permis d’« exercer la justice »
(11, 33). Là, l’expression fait référence à la justice de leur gouvernement, à
cette sagesse qui donne la paix au peuple (cf. 1 S 12, 3-5 ; 2
S 8, 15). Les mains de la foi s’élèvent vers le ciel mais en même
temps, dans la charité, elles édifient une cité, sur la base de rapports dont
l’amour de Dieu est le fondement.
La foi
et la famille
52.
Dans le cheminement d’Abraham vers la cité future, la Lettre aux
Hébreux fait allusion à la bénédiction qui se transmet de père en fils
(cf. 11, 20-21). Le premier environnement dans lequel la foi éclaire la cité
des hommes est donc la famille. Je pense surtout à l’union stable de l’homme et
de la femme dans le mariage. Celle-ci naît de leur amour, signe et présence de
l’amour de Dieu, de la reconnaissance et de l’acceptation de ce bien qu’est la
différence sexuelle par laquelle les conjoints peuvent s’unir en une seule
chair (cf. Gn 2, 24) et sont capables d’engendrer une nouvelle
vie, manifestation de la bonté du Créateur, de sa sagesse et de son dessein
d’amour. Fondés sur cet amour, l’homme et la femme peuvent se promettre l’amour
mutuel dans un geste qui engage toute leur vie et rappelle tant d’aspects de la
foi. Promettre un amour qui soit pour toujours est possible quand on découvre
un dessein plus grand que ses propres projets, qui nous soutient et nous permet
de donner l’avenir tout entier à la personne aimée. La foi peut aider à
comprendre toute la profondeur et toute la richesse de la génération d’enfants,
car elle fait reconnaître en cet acte l’amour créateur qui nous donne et nous
confie le mystère d’une nouvelle personne. C’est ainsi que Sara, par sa foi,
est devenue mère, en comptant sur la fidélité de Dieu à sa promesse (cf. He 11,
11).
53.
En famille, la foi accompagne tous les âges de la vie, à commencer par
l’enfance : les enfants apprennent à se confier à l’amour de leurs parents.
C’est pourquoi, il est important que les parents cultivent en famille des
pratiques communes de foi, qu’ils accompagnent la maturation de la foi de leurs
enfants. Traversant une période de la vie si complexe, riche et importante pour
la foi, les jeunes surtout doivent ressentir la proximité et l’attention de
leur famille et de la communauté ecclésiale dans leur processus de croissance
dans la foi. Tous nous avons vu comment, lors des Journées mondiales de la
Jeunesse, les jeunes manifestent la joie de la foi, leur engagement à vivre une
foi toujours plus ferme et généreuse. Les jeunes désirent une vie qui soit
grande. La rencontre avec le Christ — le fait de se laisser saisir et guider
par son amour — élargit l’horizon de l’existence et lui donne une espérance
solide qui ne déçoit pas. La foi n’est pas un refuge pour ceux qui sont sans courage,
mais un épanouissement de la vie. Elle fait découvrir un grand appel, la
vocation à l’amour, et assure que cet amour est fiable, qu’il vaut la peine de
se livrer à lui, parce que son fondement se trouve dans la fidélité de Dieu,
plus forte que notre fragilité.
Une
lumière pour la vie en société
54.
Assimilée et approfondie en famille, la foi devient lumière pour éclairer tous
les rapports sociaux. Comme expérience de la paternité et de la miséricorde de
Dieu, elle s’élargit ensuite en chemin fraternel. Dans la « modernité », on a
cherché à construire la fraternité universelle entre les hommes, en la fondant
sur leur égalité. Peu à peu, cependant, nous avons compris que cette
fraternité, privée de la référence à un Père commun comme son fondement ultime,
ne réussit pas à subsister. Il faut donc revenir à la vraie racine de la
fraternité. L’histoire de la foi, depuis son début, est une histoire de
fraternité, même si elle n’est pas exempte de conflits. Dieu appelle Abraham à
quitter son pays et promet de faire de lui une seule grande nation, un grand
peuple, sur lequel repose la Bénédiction divine (cf. Gn12, 1-3). Au
fil de l’histoire du salut, l’homme découvre que Dieu veut faire participer
tous, en tant que frères, à l’unique bénédiction, qui atteint sa plénitude en
Jésus, afin que tous ne fassent qu’un. L’amour inépuisable du Père commun nous
est communiqué, en Jésus, à travers aussi la présence du frère. La foi nous
enseigne à voir que dans chaque homme il y a une bénédiction pour moi, que la
lumière du visage de Dieu m’illumine à travers le visage du frère.
Le
regard de la foi chrétienne a apporté de nombreux bienfaits à la cité des
hommes pour leur vie en commun ! Grâce à la foi, nous avons compris la dignité
unique de chaque personne, qui n’était pas si évidente dans le monde antique.
Au deuxième siècle, le païen Celse reprochait aux chrétiens ce qui lui
paraissait une illusion et une tromperie : penser que Dieu avait créé le monde
pour l’homme, le plaçant au sommet de tout le cosmos. Il se demandait alors : «
Pourquoi veut-on que l’herbe pousse plutôt pour les hommes que pour les plus
sauvages de tous les animaux sans raison ? »[46]. « Si quelqu’un regardait du
ciel sur la terre, quelle différence trouverait-il entre ce que nous faisons et
ce que les fourmis ou les abeilles ? »[47]. Au centre de la foi biblique,
se trouve l’amour de Dieu, sa sollicitude concrète pour chaque personne, son
dessein de salut qui embrasse toute l’humanité et la création tout entière, et
qui atteint son sommet dans l’Incarnation, la Mort et la Résurrection de Jésus
Christ. Quand cette réalité est assombrie, il vient à manquer le critère pour
discerner ce qui rend la vie de l’homme précieuse et unique. L’homme perd sa
place dans l’univers et s’égare dans la nature en renonçant à sa responsabilité
morale, ou bien il prétend être arbitre absolu en s’attribuant un pouvoir de
manipulation sans limites. <
55.
La foi, en outre, en nous révélant l’amour du Dieu Créateur nous fait respecter
davantage la nature, en nous faisant reconnaître en elle une grammaire écrite
par Lui et une demeure qu’il nous confie, afin que nous en prenions soin et la
gardions ; elle nous aide à trouver des modèles de développement qui ne se
basent pas seulement sur l’utilité et sur le profit, mais qui considèrent la
création comme un don dont nous sommes tous débiteurs ; elle nous enseigne à
découvrir des formes justes de gouvernement, reconnaissant que l’autorité vient
de Dieu pour être au service du bien commun. La foi affirme aussi la
possibilité du pardon, qui bien des fois nécessite du temps, des efforts, de la
patience et de l’engagement ; le pardon est possible si on découvre que le bien
est toujours plus originaire et plus fort que le mal, que la parole par
laquelle Dieu soutient notre vie est plus profonde que toutes nos négations.
D’ailleurs, même d’un point de vue simplement anthropologique, l’unité est
supérieure au conflit ; nous devons aussi prendre en charge le conflit, mais le
fait de le vivre doit nous amener à le résoudre, à le vaincre, en le
transformant en un maillon d’une chaîne, en un progrès vers l’unité. Quand la
foi diminue, il y a le risque que même les fondements de l’existence
s’amoindrissent, comme le prévoyait le poète Thomas Stearns Elliot : «
Avez-vous peut-être besoin qu’on vous dise que même ces modestes succès /qui
vous permettent d’être fiers d’une société éduquée / survivront difficilement à
la foi à laquelle ils doivent leur signification ? »[48].
Si nous ôtons la foi en Dieu de nos villes, s’affaiblira la confiance entre
nous. Nous nous tiendrions unis seulement par peur, et la stabilité serait
menacée. La Lettre aux Hébreux affirme : « Dieu n’a pas honte
de s’appeler leur Dieu ; il leur a préparé, en effet, une ville » (11, 16).
L’expression « ne pas avoir honte » est associée à une reconnaissance publique.
On veut dire que Dieu confesse publiquement, par son agir concret, sa présence
parmi nous, son désir de rendre solides les relations entre les hommes.
Peut-être aurions-nous honte d’appeler Dieu notre Dieu ? Peut-être est-ce nous
qui ne le confessons pas comme tel dans notre vie publique, qui ne proposerions
pas la grandeur de la vie en commun qu’il rend possible ? La foi éclaire la vie
en société. Elle possède une lumière créative pour chaque mouvement nouveau de
l’histoire, parce qu’elle situe tous les événements en rapport avec l’origine
et le destin de toute chose dans le Père qui nous aime.
Une
force de consolation dans la souffrance
56.
En écrivant aux chrétiens de Corinthe sur ses tribulations et ses souffrances,
saint Paul met en relation sa foi avec la prédication de l’Évangile. Il dit, en
effet, que s’accomplit le passage de l’Écriture : « J’ai cru, c’est pourquoi
j’ai parlé » (2 Co 4, 13). L’Apôtre se réfère à une expression du Psaume 116,
où le psalmiste s’exclame : « Je crois lors même que je dis : je suis trop
malheureux » (v. 10). Parler de la foi amène à parler aussi des épreuves
douloureuses, mais justement Paul voit en elles l’annonce la plus convaincante
de l’Évangile ; parce que c’est dans la faiblesse et dans la souffrance
qu’émerge et se découvre la puissance de Dieu qui dépasse notre faiblesse et
notre souffrance. L’Apôtre même se trouve dans une situation de mort, qui
deviendra vie pour les chrétiens (cf. 2 Co 4, 7-12). À l’heure
de l’épreuve, la foi nous éclaire, et dans la souffrance et dans la faiblesse
nous apparaît clairement que « (…) ce n’est pas nous que nous prêchons, mais le
Christ Jésus, Seigneur » (2 Co 4, 5). Le chapitre 11 de la Lettre
aux Hébreux se conclut par la référence à ceux qui ont souffert pour
la foi (cf. 11, 35-38), parmi lesquels une place particulière est attribuée à
Moïse, qui a pris sur lui l’opprobre du Christ (cf. v. 26). Le chrétien sait
que la souffrance ne peut être éliminée, mais qu’elle peut recevoir un sens,
devenir acte d’amour, confiance entre les mains de Dieu qui ne nous abandonne
pas et, de cette manière, être une étape de croissance de la foi et de l’amour.
En contemplant l’union du Christ avec le Père, même au moment de la souffrance la
plus grande sur la croix (cf. Mc 15, 34), le chrétien apprend
à participer au regard même de Jésus. Par conséquent la mort est éclairée et
peut être vécue comme l’ultime appel de la foi, l’ultime « Sors de la terre »,
l’ultime « Viens ! » prononcé par le Père, à qui nous nous remettons dans la
confiance qu’il nous rendra forts aussi dans le passage définitif.
57. La
lumière de la foi ne nous fait pas oublier les souffrances du monde. Pour
combien d’hommes et de femmes de foi, les personnes qui souffrent ont été des
médiatrices de lumière ! Ainsi le lépreux pour saint François d’Assise, ou pour
la Bienheureuse Mère Teresa de Calcutta, ses pauvres. Ils ont compris le
mystère qui est en eux. En s’approchant d’eux, ils n’ont certes pas effacé
toutes leurs souffrances, ni n’ont pu leur expliquer tout le mal. La foi n’est
pas une lumière qui dissiperait toutes nos ténèbres, mais la lampe qui guide
nos pas dans la nuit, et cela suffit pour le chemin. À l’homme qui souffre,
Dieu ne donne pas un raisonnement qui explique tout, mais il offre sa réponse
sous la forme d’une présence qui accompagne, d’une histoire de bien qui s’unit
à chaque histoire de souffrance pour ouvrir en elle une trouée de lumière. Dans
le Christ, Dieu a voulu partager avec nous cette route et nous offrir son
regard pour y voir la lumière. Le Christ est celui qui, en ayant supporté la
souffrance, « est le chef de notre foi et la porte à la perfection » (He12,
2). <
La
souffrance nous rappelle que le service rendu par la foi au bien commun est toujours
service d’espérance, qui regarde en avant, sachant que c’est seulement de Dieu,
de l’avenir qui vient de Jésus ressuscité, que notre société peut trouver ses
fondements solides et durables. En ce sens, la foi est reliée à l’espérance
parce que, même si notre demeure terrestre vient à être détruite, nous avons
une demeure éternelle que Dieu a désormais inaugurée dans le Christ, dans son
corps (cf. 2 Co 4, 16-5, 5). Le dynamisme de foi, d’espérance
et de charité (cf. 1 Th 1, 3 ; 1 Co 13, 13)
nous fait ainsi embrasser les préoccupations de tous les hommes, dans notre
marche vers cette ville, « dont Dieu est l’architecte et le constructeur » (He 11,
10), parce que « l’espérance ne déçoit point » (Rm 5, 5).
Dans
l’unité avec la foi et la charité, l’espérance nous projette vers un avenir
certain, qui se situe dans une perspective différente des propositions
illusoires des idoles du monde, mais qui donne un nouvel élan et de nouvelles
forces à la vie quotidienne. Ne nous faisons pas voler l’espérance, ne permettons
pas qu’elle soit rendue vaine par des solutions et des propositions immédiates
qui nous arrêtent sur le chemin, qui « fragmentent » le temps, le transformant
en moments ; c’est le temps qui gouverne les moments, qui les éclaire et les
transforme en maillons d’une chaîne, d’un processus. L’espace fossilise le
cours des choses, le temps projette au contraire vers l’avenir et incite à
marcher avec espérance.<
« Bienheureuse celle qui a cru » (Lc 1, 45)
58.
Dans la parabole du semeur, saint Luc rapporte ces paroles par lesquelles Jésus
explique la signification de « la bonne terre » : « Ce sont ceux qui, ayant
entendu la parole avec un coeur noble et généreux, la retiennent et portent du
fruit par leur constance » (Lc 8, 15). Dans le contexte de
l’évangile de Luc, la mention du coeur noble et généreux, en référence à la
Parole écoutée et gardée, constitue un portrait implicite de la foi de la
Vierge Marie. Le même évangéliste nous parle de la mémoire de Marie, de la
manière dont elle conservait dans son coeur tout ce qu’elle écoutait et voyait,
de façon à ce que la Parole portât du fruit dans sa vie. La Mère du Seigneur
est l’icône parfaite de la foi, comme dira sainte Élisabeth : « Bienheureuse
celle qui a cru » (Lc 1, 45).
En
Marie, Fille de Sion, s’accomplit la longue histoire de foi de l’Ancien
Testament, avec le récit de la vie de beaucoup de femmes fidèles, à commencer
par Sara, femmes qui, à côté des Patriarches, étaient le lieu où la promesse de
Dieu s’accomplissait, et la vie nouvelle s’épanouissait. À la plénitude des
temps, la Parole de Dieu s’est adressée à Marie, et elle l’a accueillie avec
tout son être, dans son coeur, pour qu’elle prenne chair en elle et naisse
comme lumière pour les hommes. Saint Justin martyr, dans son Dialogue
avec Tryphon, a une belle expression par laquelle il dit que Marie, en
acceptant le message de l’Ange, a conçu « foi et joie »[49].
En la mère de Jésus, en effet, la foi a porté tout son fruit, et quand notre
vie spirituelle donne du fruit, nous sommes remplis de joie, ce qui est le
signe le plus clair de la grandeur de la foi. Dans sa vie, Marie a accompli le
pèlerinage de la foi en suivant son Fils[50].
Ainsi, en Marie, le chemin de foi de l’Ancien Testament est assumé dans le fait
de suivre Jésus, et il se laisse transformer par Lui, en entrant dans le
regard-même du Fils de Dieu incarné.
59.
Nous pouvons dire que dans la Bienheureuse Vierge Marie s’est réalisé ce sur
quoi j’ai insisté auparavant, c’est-à-dire que le croyant est totalement engagé
dans sa confession de foi. Marie est étroitement associée, par son lien avec
Jésus, à ce que nous croyons. Dans la conception virginale de Marie, nous avons
un signe clair de la filiation divine du Christ. L’origine éternelle du Christ
est dans le Père, il est le Fils dans un sens total et unique ; et pour cela il
naît dans le temps sans l’intervention d’un homme. Étant Fils, Jésus peut
apporter au monde un nouveau commencement et une nouvelle lumière, la plénitude
de l’amour fidèle de Dieu qui se livre aux hommes. D’autre part, la maternité
véritable de Marie a assuré au Fils de Dieu une véritable histoire humaine, une
véritable chair dans laquelle il mourra sur la croix et ressuscitera des morts.
Marie l’accompagnera jusqu’à la croix (cf. Jn 19, 25), de là
sa maternité s’étendra à tout disciple de son Fils (cf. Jn 19,
26-27). Elle sera également présente au cénacle, après la Résurrection et
l’Ascension de Jésus, pour implorer avec les Apôtres le don de l’Esprit Saint
(cf. Ac 1, 14). Le mouvement d’amour entre le Père et le Fils
dans l’Esprit a parcouru notre histoire ; le Christ nous attire à Lui pour
pouvoir nous sauver (cf. Jn 12, 32). Au centre de la foi, se
trouve la confession de Jésus, Fils de Dieu, né d’une femme qui nous introduit,
par le don de l’Esprit Saint, dans la filiation adoptive (cf. Ga 4,
4-6).
60.
Tournons-nous vers Marie, Mère de l’Église et Mère de notre foi, en priant :
Ô Mère, aide notre foi !
Ouvre notre écoute à la
Parole, pour que nous reconnaissions la voix de Dieu et son appel.
Éveille en nous le désir
de suivre ses pas, en sortant de notre terre et en accueillant sa promesse.
Aide-nous à nous laisser
toucher par son amour, pour que nous puissions le toucher par la foi.
Aide-nous à nous confier
pleinement à Lui, à croire en son amour, surtout dans les moments de
tribulations et de croix, quand notre foi est appelée à mûrir.
Sème dans notre foi la
joie du Ressuscité.
Rappelle-nous que celui
qui croit n’est jamais seul.
Enseigne-nous à regarder
avec les yeux de Jésus, pour qu’il soit lumière sur notre chemin. Et que cette
lumière de la foi grandisse toujours en nous jusqu’à ce qu’arrive ce jour sans
couchant, qui est le Christ lui-même, ton Fils, notre Seigneur !
Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le 29 juin 2013, solennité des
saints Apôtres Pierre et Paul, en la première année de mon Pontificat.
FRANCISCUS
[6] «
Si le Concile ne traite pas expressément de la foi, il en parle cependant à
chaque page, il reconnait son caractère vital et surnaturel, il la suppose
intègre et forte, et c’est sur elle qu’il construit sa doctrine. Qu’il suffise
de rappeler les affirmations du Concile (…) Cela nous montre l’importance
capitale que le Concile, en conformité avec la tradition doctrinale de
l’Église, attribue à la foi, à la vraie foi, celle qui a pour source le Christ
et pour canal le Magistère de l’Église ». (Paul VI, Audience générale,
[8 mars 1967] : Insegnamenti V [1967], 705).
[7] Cf.
par ex. Conc. Œcum. Vat. I, Const. dogm. sur la foi catholique Dei
Filius, chap. III : DS 3008-3020; Conc. Œcum. Vat. II,
Const. dogm. sur la Révélation divine Dei Verbum, n. 5; Catéchisme de
l’Église catholique, nn. 153-165.
[16] Vom
Wesen katholischer Weltanschauung (1923), in Unterscheidung
des Christlichen. Gesammelte Studien 1923-1963, Mainz 1963, p. 24.
[19] Vermischte
Bemerkungen/Culture and Value, G.H. von Wright (sous direction de), Oxford
1991, pp. 32-33; 61-64.
[23] «
À Dieu qui révèle est due "l’obéissance de la foi" (Rm 16,
26 ; cf. Rm 1, 5 ; 2 Co 10, 5-6), par
laquelle l’homme s’en remet tout entier et librement à Dieu dans "un
complet hommage d’intelligence et de volonté à Dieu qui révèle" et dans un
assentiment volontaire à la révélation qu’il fait. Pour exister, cette foi
requiert la grâce prévenante et aidante de Dieu, ainsi que les secours
intérieurs du Saint-Esprit qui touche le coeur et le tourne vers Dieu, ouvre
les yeux de l’esprit et donne "à tous la douceur de consentir et de croire
à la vérité". Afin de rendre toujours plus profonde l’intelligence de la
libération, l’Esprit-Saint ne cesse, par ses dons, de rendre la foi plus
parfaite » (Conc. Œcum. Vat. II, Const. dogm. sur la Révélation divine Dei Verbum, n. 5).
[24] Cf.
H. Schlier, Meditationen über den Johanneischen Begriff der Wahrheit,
in : Besinnung auf das Neue Testament. Exegetische Aufsätze und
Vorträger 2, Freiburg, Basel, Wien 1959, p. 272.
[31] Cf.
Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Décl. Dominus Iesus (6 août 2000), 15 : AAS 92
(2000), p. 756.
[33] Cf.
Bonaventure, Breviloquium, Prol. : Opera Omnia, V, Quaracchi 1891, p.
201; Thomas d’Aquin, Somme Théologique I, q. 1.
[38] Cf. De
nuptiis et concupiscentia, I, 4, 5 : PL 44, 413 : « Habent
quippe intentionem generandi regenerandos, ut qui ex eis saeculi filii
nascuntur in Dei filios renascantur ».
[43] Cf.
Augustin, De sancta virginitate, 48, 48 : PL 40,424-425
: « Servatur et in fide inviolata quaedam castitas virginalis, qua
Ecclesia uni viro virgo casta cooptatur ».
[44] Cf. An
Essay on the Development of Christian Doctrine, Uniform Edition : Longmans,
Green and Company, London 1868-1881, pp. 185-189.
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